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CIAO DATE: 11/2008

Essay on the “report-style”: characteristics and temporalities in the construction process of a public truth

Cultures & Conflits

A publication of:
Cultures & Conflits

Volume: 65, Issue: 0 (Spring 2007)


Jean-Louis Fournel

Abstract

Based on a study of different reports written between 1999 and 2004 on the Srebrenica massacre, this article intends to clarify the way in which a « public truth » is socially constructed. Every report is based on a particular tacit agreement between the authors and the readers that induces a certain number of patterns, and even constraints: collective authorship, analytical linkage of different hearings, inquiries and editorship, possible recommendations, causality explanations, among others. All of these shape the « report – style ». The article tackles in particular the relations existing between three kinds of temporality: the factual time, the time of the report, and the time of the inquiry. At the end of the analysis, many questions remain open concerning the data collecting process, the possible self-censorship, the status of the information that is published and the instrumentalization of the results, as well as the credibility of the causality linkage, and the effects on different public opinions and the governments. Reports involve a high degree of complexity that, paradoxically, encourages the quest for the truthfulness of facts, but sometimes at the expense of the understanding of historical sense.

 

En s'appuyant sur une étude de différents rapports rédigés entre 1999 et 2004 à propos du massacre de Srebrenica, cet article entend mettre en évidence la façon dont peut s'élaborer une « vérité publique ». Tout rapport est basé sur un contrat de lecture particulier qui induit des constantes voire des contraintes (auteur collectif, liens entre auditions, enquêtes et rédaction, recommandations éventuelles, analyse de la causalité etc.), ce qui contribue à définir une « forme-rapport ». L'article s'attarde notamment sur une constante particulière, à savoir les relations entre trois formes de temporalités : temps des événements, temps mobilisé dans le rapport, temps de l'enquêteur. Au terme de l'analyse, maintes ambiguïtés demeurent sur la sélection des données, l'éventuelle auto-censure, le statut de l'information publiée et l'utilisation des résultats, la crédibilité des causalités, les effets sur les opinions publiques et les gouvernements. Les rapports encouragent ainsi une complexité qui, paradoxalement, joue au bénéfice de la recherche d'une vérité des faits mais aussi, parfois, aux dépens d'une saisie du sens historique.

Full Text

Introduction à la "forme-rapport": caractéristiques et temporalités d'une production de vérité publique

 

A Fahrudin Kreho, de Bratunac et de Sarajevo

La forme-rapport : considérations préliminaires

Entre 1999 et 2004 2, différents rapports sur « l'événement-Srebrenica » ont été rendus publics. Ils furent préparés par des commissions parlementaires (en France et aux Pays-Bas tout du moins), des agences internationales (l'ONU) ou des gouvernements (le rapport du gouvernement néerlandais, qui fut confié à un institut de recherche indépendant - le NIOD - ou le rapport du gouvernement de la Republika Srpska, fermement sollicité par le Haut Représentant de la communauté internationale - OHR - en Bosnie-Herzégovine, et préparé par une commission mixte d'experts - historiens, fonctionnaires, membres d'ONGs) 3. Il s'agira donc à chaque fois d'aborder la construction d'un discours « public » émanant d'une instance représentative à un titre ou à un autre.

Tout rapport induit à ce titre un ensemble de caractéristiques formelles de procédure, et surtout de contraintes qui s'imposent à tous les acteurs quelle que soit leur formation intellectuelle et politique 4. Ce système de contraintes n'est évidemment pas sans effet sur la construction d'un sens et sur les modalités d'interprétation de l'événement. Pour aborder ce que l'on nommera ici schématiquement « la forme-rapport », partons de deux remarques. D'un côté, la comparaison, ou la confrontation, entre les différents rapports contribue à étalonner la fiabilité de chacun d'entre eux et, du même coup, à établir une vérité des faits, fût-elle partielle ou hypothétique, que tous ces rapports se fixent comme objectif premier. D'un autre côté, bien que les textes en question nous en disent autant sur ceux qui les ont rédigés que sur ce dont ils parlent, cela ne doit pas conduire à en négliger la portée. Deux raisons au moins y concourent. Tout d'abord, les institutions qui ont commandé ces rapports sont à divers titres des acteurs de l'événement et y ont une responsabilité à déterminer (ONU, contingents nationaux et chefs de la FORPRONU, parties en conflit, etc.). Le jugement sur leur action, y compris quand il est construit de façon « interne » par une institution à laquelle l'un de ces acteurs se rattache, est l'une des composantes nécessaire de l'analyse de l'événement. La seconde, sans doute plus importante, tient à la forme même du rapport et à sa temporalité propre - le temps qu'il faut pour recueillir les données utiles mais aussi le temps qui le sépare de l'événement fondateur. Cette temporalité peut introduire une faille entre les raisons qui ont conduit à commander le rapport et celles qui vont conduire à l'achever puis à le rendre public, comme si l'institution ne contrôlait pas tout à fait ce qu'elle met en branle, comme si le carcan institutionnel ne pouvait complètement encadrer l'histoire du passé proche, surtout lorsque l'on traite d'un événement d'une telle gravité et d'un tel poids historique.

Dans cette perspective, partir des données formelles communes à l'ensemble des enquêtes et rapports produits sur Srebrenica afin de développer un questionnement sur ces textes ne relève pas d'un quelconque formalisme, qui serait particulièrement malvenu quand on traite d'un massacre de masse. Ces textes officiels participent en effet d'une démarche commune de production d'un discours public de vérité. D'ailleurs, les rapports de la Mission d'information parlementaire française et du NIOD citent et disent utiliser les autres rapports achevés ou en cours et tous se réfèrent aux travaux et enquêtes du TPIY 5. Du même coup, ce type de texte répond à un contrat de lecture relativement déterminé, impliquant un cadre prédéfini. La principale de ses spécificités tient au fait que les rapports sont par définition le produit d'un travail collectif dans lequel tout auteur singulier s'efface : le seul cas où s'exprime un « je » est celui du rapport de l'ONU et celui-ci est une première personne du singulier artificielle, dans la mesure où ce n'est évidemment pas le secrétaire général de l'ONU qui a rédigé ledit rapport mais, dans les faits, là encore, un auteur anonyme.

Il est aisé et nécessaire d'étudier la mise en œuvre de ce contrat de lecture particulier, notamment au travers des écarts qu'il peut présenter au regard de la norme attendue, notamment en terme d'objectivité et de neutralité dans le discours. Ainsi, par exemple, la fonction, la formation intellectuelle, voire l'origine nationale des différentes personnes chargées de l'élaboration des rapports ainsi que les différents moments historiques dans lesquels s'inscrivent leurs pratiques de rédaction peuvent conditionner leurs conclusions respectives. Des questionnements relevant d'une classique analyse du discours sont du même coup susceptibles de nous aider dans l'analyse. Qui rassemble les données et qui rédige le rapport (des parlementaires, des historiens, des policiers, des hauts fonctionnaires internationaux, des hommes de loi) ? Quelle différence introduit chez les rédacteurs la nature variable et évolutive des lecteurs potentiels (tout ou partie d'une communauté nationale, la communauté internationale, les professionnels de la justice, etc.) ? Quelle est la nature des éléments pris en compte dans la démarche gnoséologique (quels types d'indice, de trace, de preuve sont convoqués dans le travail) ?

Ultime prémisse, on pourrait croire a priori que l'objet rapport relève d'une certaine « neutralité », qu'il assume une posture « objective », garantie par la distance prise par rapport à l'événement et par la dissociation des fonctions d'acteurs de l'événement et de rédacteur d'une synthèse sur celui-ci. Or, même si cette prétention à l'objectivité est défendue, notamment par les auteurs du rapport du NIOD, les choses s'avèrent plus complexes. D'une part, les rédacteurs ou enquêteurs peuvent à l'occasion être considérés quasiment comme des « acteurs » dès lors qu'ils sont marqués par une expérience personnelle sur le terrain ou qu'ils inscrivent leur activité dans un processus de type judiciaire. C'est le cas de David Harland, fonctionnaire de l'ONU et auteur principal du rapport voulu rapidement par l'organisation internationale sur les « zones de sécurité » (et pas seulement sur Srebrenica), qui a passé la guerre à Sarajevo et a été présent aux négociations qui ont accompagné la chute de Žepa. C'est d'ailleurs sur le rapport de David Harland que se fonde le passage du NIOD consacré à Žepa. On pourrait en dire autant de Jean-René Ruez qui, arrivant sur la scène du crime quelques semaines après le massacre, devient par là même un acteur de l'événement6. D'autre part, presque tous les rapports sont conscients des limites de leur travail et des effets négatifs induits par les différentes contraintes temporelles inhérentes à de tels processus, contraintes sur lesquelles je reviendrai plus loin. La « forme-rapport » s'affirme ainsi comme un objet hybride et complexe que nous tenterons de cerner en distinguant les modalités ou procédures à l'œuvre, les logiques dépendant des institutions ou des personnes et les problèmes de temporalité.

Modalités et procédure (auditions et enquêtes)

La double injonction

Que le rapport se veuille « complet » (ONU), « méthodique » (rapport parlementaire français), « systématique » (NIOD), ou « scientifique » et « détaillé » (RS), il s'assigne deux objectifs : apporter une contribution à la « vérité » (le terme revient explicitement dans tous les textes) et évaluer des « responsabilités » morales, politiques ou criminelles éventuelles dans le massacre. La Mission d'information parlementaire du Parlement français entend ainsi développer une « enquête méthodique » s'assignant un double objectif : comprendre la chute de Srebrenica malgré son statut de « zone de sécurité », et étudier le « rôle de la France dans cette tragédie » au regard de l'accusation présentée comme « paradoxale » d'une responsabilité française dans le massacre de masse. Même si Harland considérait que son travail consistait moins à assigner des responsabilités qu'à reconstruire chronologiquement l'ensemble de l'activité de la FORPRONU 7, le rapport de l'ONU aide en définitive à comprendre quelle est la part de responsabilité des Nations unies dans la chute d'une des « zones de sécurité ». Bien que l'essentiel des questions de responsabilités précises soit confiné dans les parties confidentielles de ce rapport, le rapport de RS doit dire aux familles des disparus ce que sont devenus leurs proches et, à cet égard, il est conduit à reprendre à son compte une comptabilité significative des victimes 8. Enfin, le rapport du NIOD et celui du Parlement français entendent analyser l'attitude du « bataillon hollandais » à Srebrenica ou celle du commandement français de la FORPRONU et leurs degrés respectifs de responsabilité dans la chute de l'enclave.

Cette double injonction déclinée dans l'ensemble des rapports et le mélange de ces deux types d'objectifs sont constitutifs d'une ambivalence aussi manifeste que problématique : il s'agit en effet d'emblée de s'adresser à deux destinataires différents (l'un plus universel et « externe », l'autre plus national ou plus « interne »), de mêler à chaque fois des démarches de natures différentes (historique, juridique, morale, administrative, policière) qui ne se recouvrent pas nécessairement et peuvent s'avérer contradictoires. En outre, on peut avoir l'impression (c'est patent dans le cas du rapport du NIOD, et ce n'est pas sans effet dans ceux de l'ONU, de la RS ou du Parlement français) que l'objectif national ou particulier parasite l'autre. Dans une des versions les plus caricaturales de ce conflit d'intérêts, l'épilogue du rapport du NIOD semble accorder plus d'importance aux atteintes à l'image des Pays-Bas à l'étranger qu'à l'histoire du massacre de masse (quelles que puissent être les qualités de différentes parties de ce très long rapport).

La mécanique des auditions

Pour tous les rapports, le travail s'appuie sur un nombre circonscrit d'auditions, mais avec des procédures différentes de mise en œuvre du travail. Pierre Brana souligne d'ailleurs clairement dans son article que le rapport doit être analysé comme une pièce essentielle et autonome mais aussi comme l'un des éléments d'un dispositif plus complexe fondé sur l'articulation d'un « rapport » (moins de 200 pages dans le cas français) avec les procès-verbaux des auditions (600 pages dans ce même cas). C'est ce qui fait que les choses peuvent être différentes quantitativement et qualitativement d'un rapport à l'autre, tant à cause de la taille du rapport qu'à cause de la publicité ou de la confidentialité des auditions. De fait, si le rapport de l'ONU est à peu près de la même ampleur que le rapport français, le rapport du NIOD prend une dimension quasi infinie (près de 7 000 pages avec les annexes !). A l'inverse, la version rendue publique du rapport de la RS est très courte (une quarantaine de pages) même si, par ailleurs, ce rapport comprend aussi des annexes confidentielles (et qui peuvent relever d'une logique plus judiciaire).

La tension synthétique du rapport s'oppose ainsi à la nature potentiellement infinie des auditions - leur nombre peut être illimité - et à leur caractère indéfini - leur contenu peut prendre toutes les directions possibles. Elles nourrissent ainsi la synthèse mais, en même temps, ne laissent pas de susciter de légitimes interrogations sur le choix nécessairement sélectif des auditionné(e)s et sur le travail également indispensable de réécriture des procès verbaux, si, tout du moins, l'accès aux auditions est rendu possible... En effet, dans le cas des rapports de l'ONU, du NIOD ou de la RS les auditions sont évoquées, la liste des personnes interrogées est même fournie, mais le contenu des entretiens n'est pas rendu public 9.

Le cas de la Mission d'information parlementaire française est le seul où les auditions sont presque toutes rendues publiques et mises en ligne. C'est aussi le seul où, qui plus est, elles ne sont pas soumises à la confidentialité, du moins lorsqu'elles se passent à Paris et non sur le terrain : sauf demande explicite et fondée de la personne auditionnée, les personnes sont en effet reçues en public par les parlementaires et le cheminement de la réflexion se fait ainsi pour partie en direct et sans médiation ni contrôle. Ainsi, la Mission d'information du Parlement français fonctionne avec une volonté de transparence indéniable. Dans ce seul cas, les auditions échappent donc à un pur statut de pièce subordonnée : l'accès aisé aux procès verbaux des auditions permet d'ailleurs, voire impose, une analyse contrastive et un questionnement sur l'articulation de la publicité et du secret. Encore une fois, les logiques des différents rapports qui sont apparemment similaires peuvent s'avérer assez radicalement divergentes, ce qui n'est d'ailleurs pas sans effets sur leurs conclusions respectives.

Composition et travail des commissions

Une des raisons pour lesquelles s'instaurent de telles différences tient à la composition des commissions. Dans le cas français, les parlementaires, en tant que représentants du peuple, sont ainsi - et ce très légitimement - à la fois des militants, des élus, des « hommes de la rue » et des responsables politiques. La pluralité des identités, à l'œuvre chez les membres de la Mission d'information parlementaire française, ou la définition plus circonscrite caractérisant les rapports de l'ONU, de la RS ou du NIOD, sont particulièrement perceptibles dans le choix des auditionné(e)s et dans la nature des questions posées. Le choix des auditionnés dans la plupart de ces rapports - le cas du rapport français sur lequel nous nous sommes davantage attardés étant à cet égard le plus manifeste - est souvent évident et bien peu problématisé : sont convoqués ou écoutés ceux qui ont eu des responsabilités officielles (ambassadeurs, généraux, envoyés spéciaux de la presse internationale, responsables d'ONG, etc.), les représentants des victimes (femmes de Srebrenica) ou ceux qui ont fait parler d'eux dans le débat public sur la guerre de Bosnie (opinion makers ou grands témoins). Pour le rapport français, à l'exception d'un cas (Thierry Tardy qui venait de soutenir une thèse sur la FORPRONU), les chercheurs sur les Balkans ou sur la guerre sont ainsi très absents de la liste des auditions (ce qui n'était d'ailleurs pas le cas pour la Mission française similaire sur le génocide rwandais 10).

Le rapport du NIOD constitue un cas à part car il est fondé sur des entretiens quasi systématiques avec les membres du bataillon hollandais de casques bleus, sur de nombreux entretiens avec les victimes ainsi que sur l'avis d'experts. En revanche, pour les autres rapports, la tendance lourde semble encore de privilégier les entretiens avec ceux qui ont eu des responsabilités dans l'histoire de ce moment particulier aux dépens des analystes, voire des témoignages de victimes ou de simples soldats 11. La construction collective d'une vérité publique, d'une vérité « officielle », sans nuance péjorative, assortie d'une recherche de responsabilités historiques qui ne relèvent pas simplement de l'ordre juridique, conduirait dans cette perspective à mettre l'accent sur les acteurs principaux de l'histoire, de façon presque « spontanée », et sans doute aussi pour des raison de temps et de facilité.

Quant à la nature des questions posées, dans le cas du rapport du Parlement français (qui est le seul où nous pouvons nous prononcer sur ce point, dans la mesure où les procès verbaux d'auditions sont disponibles), si les questions sont parfois très précises et spécifiques, il n'est pas rare qu'elles relèvent d'un degré de généralité ou qu'elles s'appuient sur un fondement moral immédiat ayant donc peu à voir avec une quelconque analyse. Du même coup, il est malaisé d'y faire apparaître dans le propos des parlementaires la mise au point d'une hiérarchie des causalités. Il en ressort une dialectique parfois surprenante, où l'évolution des questions et des questionnants est à l'occasion d'une simplicité qui confine parfois à la (fausse?) naïveté, mais qui n'est pas non plus dénuée d'ellipses et de sauts de raisonnements. Ainsi, dans le rapport parlementaire français, les points de vue sur l'attitude du général Janvier et les responsabilités de la chaîne de commandement de l'ONU restent vagues, alors même qu'en différents moments des auditions, voire du rapport, une conclusion semblait se dessiner. Certaines de ces auditions n'ont par ailleurs aucun intérêt pour quiconque possède l'information de tout lecteur assidu d'un quotidien sérieux.

Mais là encore les choses ne sont pas univoques : cette procédure peut parfois étonner mais elle contribue sans doute à instaurer une certaine liberté de ton, permettant de pointer certaines « erreurs » (y compris à propos d'acteurs presque considérés comme des « icônes » publiques, tel le général Morillon 12) et à mettre en valeur des questions essentielles, parfois délaissées par des interrogatoires plus sophistiqués, telle la violence faite aux civils. Le registre du rapport français reste bien sûr policé (puisqu'il faut tenter de réunir un consensus dans la commission, fût-ce au prix d'un compromis), mais cela n'interdit pas les opinions tranchées et l'affirmation des dissensions quand un point essentiel est en cause. Pierre Brana nous rappelle que ce sera le cas en définitive - pour Madame Aubert et pour lui-même - sur la question d'un accord éventuel entre le général Janvier, commandant en chef des troupes internationales, et le général Mladic - chef d'état-major et commandant de l'armée de la République serbe auto-proclamée. De même, le seul Pierre Brana se démarque de ses collègues sur le point de l'utilisation du terme de « génocide », qu'il revendique puisqu'il figure dans le jugement Krstic, en 2001, dont la commission a pu avoir connaissance 13. L'absence de véritables « recommandations » finales dans le rapport français est aussi une trace de ces positions divergentes : la mission a pu se mettre globalement d'accord sur l'essentiel d'un constat pour informer au mieux la représentation nationale ; toutefois, elle n'a pu s'entendre sur une traduction politique de cette information. Soit on y verra une insuffisance du processus, soit on y reconnaîtra la nécessaire expression de dissensions démocratiques utiles pour la manifestation ultérieure de la vérité, en d'autres lieux et par d'autres instances.

Logiques des institutions, logiques des personnes

Le statut de ce type de rapport est aussi à considérer au regard du fonctionnement réglementaire et réglementé des institutions qui les commandent (parlement, gouvernement, organisation internationale, OHR, tribunal) et des mandataires qu'elles se choisissent (commissions ad hoc, centres de recherche universitaire, fonctionnaires spécialisés). Ainsi, dans le cas français, les règles techniques de la logique parlementaire (distinction entre commission d'enquête et mission d'information sur laquelle revient longuement Pierre Brana dans son article) ont certes leur importance, mais elles ne l'emportent pas sur la question des équilibres ou déséquilibres traditionnels dans les relations entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif. On comprend alors pourquoi Pierre Brana insiste autant sur les faiblesses endémiques de la culture d'investigation dans les affaires internationales au sein du Parlement français 14. Les différentes missions d'information, et autres commissions d'enquête, pourraient bien d'ailleurs jouer un rôle important dans le développement d'une culture d'investigation dans un domaine dont on a trop longtemps considéré, notamment en France, qu'il relevait des prérogatives régaliennes du chef de l'Etat ou du gouvernement. Du même coup, pourrait s'instaurer entre l'opinion publique et le pouvoir exécutif, entre l'espace de la publicité absolue et celui du secret d'Etat, un autre lieu où les élus jouent vraiment leur rôle de « représentants » du peuple. Ces élus assument la charge de la construction d'une culture d'investigation, à l'origine d'une vérité certes officielle mais qui ne soit pas aux antipodes des convictions s'élaborant de façon autonome dans la sphère de l'opinion publique. Les personnes qui sont membres de la commission deviennent ainsi une variable d'importance.

Dans le rapport hollandais du NIOD, les chercheurs (historiens, sociologues, anthropologues, etc.) déploient une expertise de nature plus abstraite, fondée sur une démarche de « spécialistes » de l'écriture de l'histoire agissant en tant que tels, à la recherche systématique de tous les détails, selon une méthodologie universitaire, la seule contrainte posée à l'élaboration étant le secret imposé à ces chercheurs durant leurs travaux. Dans le rapport de l'ONU, un petit nombre de hauts fonctionnaires internationaux, professionnels de la médiation et du conflit, mettent leur expérience ou leur connaissance de cette catégorie de conflits au service d'une synthèse que le secrétaire général de l'organisation devra faire sienne. Dans le cas de la RS, les membres de la commission sont des experts 15 ou des politiques acceptés par l'OHR et qui répondent à des injonctions précises (passant à l'occasion par la destitution de hauts responsables de la RS) et fortement explicitées (y compris par l'intermédiaire de communiqués de presse de l'OHR !). Face à ces différents cas de figure, la grande spécificité de la Mission d'information du parlement français tient sans doute, encore une fois, à ce que ses membres sont des élus. Les conséquences de cette situation ne touchent pas seulement la publicité des débats déjà évoquée. Le travail des parlementaires est marqué par la revendication explicite d'une absence de culture et de formation spécialisées sur le sujet considéré et par la volonté de ne pas procéder en spécialistes, mais d'agir avec une forme de virginité méthodologique et historique. C'est là une autre des conséquences de l'identité multiple (et, subsidiairement, du degré d'autonomie individuelle) d'un parlementaire 16.

Par ailleurs, les modalités de la rédaction du rapport parlementaire français, mais aussi celles des autres rapports, ne peuvent être comprises sans évoquer le lien avec les institutions internationales (ONU, OTAN, TPIY, ONG présentes en Bosnie) ou avec les autres gouvernements (Royaume-Uni, Pays-Bas, Bosnie-Herzégovine) qui sont potentiellement parties prenantes de la démarche, notamment pour ce qui est du recueil des informations. L'intersection délicate de ces différentes sphères (parlements, Etats et gouvernements, institutions internationales, tribunaux) conduit souvent, dans les faits, à des recueils de données établis sur des bases encore largement partielles et non systématiques 17 et met en jeu des temporalités qui peuvent être très différentes.

Temporalités

Le frottement des diverses temporalités induites par la forme-rapport est une des constantes de l'ensemble de ce dispositif consistant à rassembler informations, explications ou preuves, tout en entretenant des rapports ambigus avec le problème du jugement. Nous parlons de « frottement » car il ne s'agit ici ni d'une articulation évidente, ni d'un croisement volontaire, ni d'une stratification organisée. Pour la clarté de l'exposé nous nous limiterons à trois des temporalités perceptibles : le temps des événements ; le temps mobilisé dans le rapport (le temps choisi en quelque sorte comme cadre de travail, comme bornes chronologiques du questionnement) ; enfin, le temps de l'enquêteur.

La première de ces temporalités est manifeste, bien que la construction de l'événement soit toujours complexe 18 : c'est celle du massacre, de ces quelques jours de juillet 1995. C'est la temporalité à laquelle les enquêtes du TPIY et de la RS doivent se limiter pour des raisons partiellement identiques. En effet, toutes deux sont tenues explicitement à cette réduction de leur chronologie car leur horizon relève de la recherche des responsabilités criminelles. Elles agissent effectivement sous la pression des réquisits d'une logique judiciaire, redoublée pour la RS par l'autorité du OHR. En revanche, les autres rapports ne veulent pas se limiter à cette temporalité-là dans la mesure même où les questions qu'ils entendent se poser concernent les responsabilités morales et politiques plus que les responsabilités criminelles. Dans cette perspective-là, il existe une interdépendance entre objet du rapport et choix de la temporalité selon que l'on privilégie tels ou tels « acteurs », selon que la primauté va à la responsabilité criminelle ou à la responsabilité politique.

La deuxième temporalité est d'une grande importance, surtout dans cette partie des Balkans où - sans doute encore plus qu'ailleurs -l'Histoire est une inépuisable source d'argumentaires plus ou moins frelatés : choisir de ne traiter que de la guerre en ex-Yougoslavie et de l'explosion du pays a un sens précis. C'est d'ailleurs le choix dominant de ces rapports, un choix entraîné par le rapport de l'ONU. De la même façon, on peut dire que la factualité des exécutions s'inscrit dans une logique qui est donnée par le TPIY. Le rapport de l'ONU semble servir peu ou prou de modèle chronologique à tous les autres, parce qu'il est le premier, mais aussi parce qu'il impose une perspective « internationale », liée à la question des « zones de sécurité » et aux engagements auxquels peuvent se sentir tenus les différents Etats qui sont parties prenantes à la mission de l'ONU en Bosnie. La temporalité explicative se calque sur l'intervention de l'ONU comme acteur de la guerre en Bosnie-Herzégovine. Au contraire, on peut symétriquement insister davantage sur l'héritage titiste, sur celui du dernier conflit mondial, voire sur les guerres du xixe siècle et du début du xxe siècle. Ceci n'est évidemment pas sans effet sur la hiérarchisation des causalités que l'on met en place. A cet égard, ce n'est pas pour rien que l'OHR enjoint explicitement la commission préparant le rapport de la RS de ne pas remonter au-delà du 10 juillet 1995 dans son travail (probablement échaudé qu'il est par un premier rapport de la RS, réalisé en 2002 et destiné au TPIY, et qui s'attardait beaucoup sur la Seconde Guerre mondiale pour fonder une attitude clairement négationniste à propos des massacres de Srebrenica). Les parlementaires français choisissent de se limiter à une période courte de référence (deux ans environ, de la mise en place des « zones de sécurité » - en mars 1993 - à juillet 1995), alors que les historiens du NIOD, tout en privilégiant eux aussi une chronologie identique (celle de l'intervention du « bataillon hollandais », encore plus que celle de l'instauration des zones de sécurité), remontent même ponctuellement jusqu'au xixe siècle (dans l'annexe au rapport écrite par Ger Duizjings) dans un jeu d'échelle chronologique qui tente d'éclairer partiellement l'événement suivant une logique de « longue durée ».

Mais la temporalité la plus riche d'enseignements pour notre propos est certainement celle de l'enquête et c'est à elle que je voudrais consacrer le dernier volet de cet article. Tous les rapports sont soumis à des contraintes temporelles. Le cas le plus évident est celui du rapport « contraint » par excellence, à savoir celui de la RS : là les requisits temporels sont énumérés explicitement (la commission devait rendre ses conclusions au bout de six mois et procurer des rapports d'étape tous les mois). Mais c'est même le cas pour celui du NIOD qui semblait disposer pourtant d'un temps de travail initialement indéfini. A la fin du processus, il a en effet été soumis à une hâte dommageable dans la rédaction finale : ainsi, afin de répondre à un calendrier gouvernemental néerlandais, l'« épilogue » synthétique rédigé par le responsable de la commission n'a pas été soumis aux autres membres de la commission ni encore moins avalisé par eux 19. Le temps de la publication - au sens de la procédure qui rend publique l'étude accomplie - peut ainsi presser le temps de l'enquête et de sa formalisation. C'est aussi patent pour les rapports de l'ONU, du Parlement français, de la RS ou pour les enquêtes du TPIY, dont les mandants souhaitent fortement qu'ils soient achevés dans un délai raisonnable. Tout se passe comme si les rapports et les enquêtes étaient soumis à une forme d'urgence, à une temporalité très encadrée, plus propre au travail quotidien des médias ou des administrations qu'à celui de la recherche. Les deux principales variables dans cette perspective sont les suivantes : combien de temps s'est-il écoulé entre événement et préparation du rapport, et entre la préparation et la rédaction du rapport ?

La première des variables semble relancer la vieille question des effets de la distanciation propre à l'historien 20. Cette distanciation est opposable par exemple à l'urgence du travail de la police qui doit agir tout de suite et le plus vite possible, pour que certaines preuves ne disparaissent pas, dans une sorte de perpétuelle course de vitesse avec les « auteurs » du crime (dont certains passages de l'entretien avec le commissaire Ruez dans ce même numéro sont une bonne illustration). Ce qui est une vertu pour l'historien est un handicap pour le policier. Pourtant, une telle distanciation n'est vraiment méthodologiquement revendiquée que dans le seul cas du rapport du NIOD 21. Et, de fait, les événements qui se déroulent entre 1995 et 2005, indépendamment des enquêtes en cours, tendent à interdire de clore le temps de l'événement 22. La guerre du Kosovo, la chute de Milosevic, les procès ouverts au TPIY (utilisés notamment en IVe partie, chapitre 2 du rapport du NIOD), les dissensions politiques internes dans la Bosnie-Herzégovine de l'après-Dayton, les changements de présidence et de secrétaires d'Etat aux Etats-Unis, l'émergence de l'hyper-terrorisme et de la « guerre contre le terrorisme », pour ne citer que quelques variables évidentes, modifient ainsi notablement la perception de l'événement, mais aussi et surtout le sens qui en émerge et les conditions d'acceptabilité du discours tenu sur celui-ci 23. Ce n'est ainsi pas un hasard si la formalisation du premier rapport important, celui de l'ONU, est contemporaine de la résolution violente du conflit du Kosovo par une intervention armée de l'OTAN, pour partie approuvée par cette même ONU 24. N'oublions pas non plus que la chute de Milosevic permet une ouverture partielle des archives serbes, ce qui est rappelé dans le rapport du NIOD. Par là même, la prétention à une quelconque distanciation devient assez peu crédible.

La seconde variable (le temps entre préparation et rédaction du rapport) pose un problème d'historien classique, à savoir l'articulation entre le recueil des sources et la narration. Une sorte de mystique du détail peut ainsi étirer indéfiniment ce temps-ci comme dans le rapport du NIOD. Ces chercheurs sont pris dans une logique d'accumulation, pour laquelle ils sont libres de prendre plusieurs années. Ils peuvent parfois nous donner l'impression d'avoir été occupés avant tout à la construction des archives de leur propre discours. Le risque est grand, dès lors, de déboucher sur un refus de toute causalité forte, qui ne se réfère pas au binôme simpliste realpolitik/moralisme générique 25. Les membres de chaque commission en viennent ainsi à tenter d'inventer et de construire une relation aux diverses temporalités qui leur soit propre et ne relève ni de la mise à distance, ni de l'immédiateté, ni du travail de la preuve, mais qui doit avoir recours, à la fois et en même temps, à ces différentes modalités. A titre d'exemple, on pourrait dire que, pour le NIOD, cette relation relève pour partie au moins de l'auto-légitimation académique et sociale (comment affirmer la nature unique de son expertise, l'exclusivité de cette expertise et la nécessité sociale de cette expertise) alors que, pour l'ONU, elle relève d'une forme de repentance publique (qui peut d'ailleurs être un des éléments d'un processus de relégitimation de l'institution...), et que, pour le Parlement français, on peut y voir la construction tâtonnante d'un espace de débat démocratique et d'investigation touchant les traditionnelles fonctions régaliennes. Enfin, pour le rapport de la RS, l'enjeu relève de l'articulation entre, d'un côté, la remise en cause de la symétrie entre « belligérants » (défendue durant toute la guerre et des années après Dayton en Serbie et ailleurs...) et, de l'autre, la recherche d'une forme d'admission du crime de masse qui ne détruise pas la légitimité de la RS, en faisant porter toute la responsabilité sur des individus 26.

La confrontation entre les effets de cette temporalité spécifique du travail des commissions avec les divers noeuds qui restent dans les rapports met en évidence la constante oscillation entre l'information à recueillir (sans en avoir les moyens, le temps, la formation, voire les compétences) et le jugement, explicite ou implicite, à porter (sans en avoir les prérogatives, ni toujours la volonté).

L'attitude des commissions à l'égard de la question du « jugement » est d'ailleurs variable : si les rapports du NIOD et de la RS n'entendent pas s'engager sur cette voie, le rapport de l'ONU et celui du Parlement français, sans parler évidemment des enquêtes du TPIY, revendiquent de travailler pour un jugement, y compris pénal, et qui n'entend pas se limiter à l'hégélien tribunal de l'histoire. « L'engagement global de l'ONU à mettre un terme aux conflits, loin d'exclure les jugements les rend nécessaires » proclame le rapport du secrétaire général dans son avant-dernière phrase. Le rapport parlementaire français a voulu quant à lui « rétablir les faits » parce que les victimes « méritent la vérité non la polémique, la démagogie et le manichéisme 27 » et conclut en « exigeant » que « Français, Britanniques et Américains, notamment, consacrent les moyens nécessaires à la capture de ces criminels contre l'humanité 28 ». Au regard de cela, le rapport du NIOD ne veut être qu'une « monographie analytique » qui ne se situe pas dans « l'arène politique » et « le débat public 29 » et renonce à tout « jugement politique ».

Maintes ambiguïtés demeurent donc, qu'elles soient de nature épistémologique (modalités du recueil des données, de leur sélection et de la rédaction ; construction d'une légitimité de l'auteur collectif), institutionnelle (degré d'autonomie et d'auto-censure/censure), judiciaire (statut de l'information publiée et utilisation publique des résultats), historique (crédibilité de la reconstitution des causalités) et, enfin, politique (effets induits par le rapport dans les opinions publiques concernées et/ou chez les gouvernants). Ce qui se construit dans les rapports relève d'un objet dont la nature est radicalement hybride et instable (au sens chimique du terme), tout à la fois historique, policière, juridique, politique, pédagogique.

La complexité des temporalités à l'œuvre dans la construction d'un rapport est un facteur essentiel d'explication de cette hybridation et, surtout, de la faiblesse quasiment naturelle du rapport d'information (tout comme de son statut radicalement toujours inachevé). Les rapports encouragent une défense et une illustration de la complexité, ce qui paradoxalement joue à la fois au bénéfice de la recherche d'une vérité des faits et, parfois, aux dépens d'une saisie du sens historique. Les rapports sont pour la manifestation de la vérité, à la fois et indissolublement, indispensables et problématiques, minés qu'ils sont par une certaine défaillance structurelle, c'est-à-dire par les lacunes propres à leur forme, en liaison étroite avec les contraintes qui déterminent leur nature, telles que nous avons tenté de les mettre en évidence plus haut. L'objet rapport étant le produit de contraintes, notamment de réponse à un mandat d'écriture collégiale et de durée imposée à l'enquête et à la publication, des effets manifestes sont créés, antérieurement au positionnement des rédacteurs, quels que soient leur appartenance politique ou leur profil sociologique.

Toute commission peut avoir ainsi tendance, au fil du travail collectif et de la recherche d'un consensus minimal entre les participants, à « raboter » ses analyses à tel point qu'elle en édulcore le sens profond, voire la pertinence historique 30. Mais c'est justement la conscience nécessaire de cette faiblesse qui peut rendre indispensables ces rapports. Ne voyons là rien de paradoxal. En effet, seule l'acceptation et l'analyse de cette fragilité, en en tirant toutes les conséquences, permet de faire le départ entre ce qui restera et ce qui devra être écarté de chacun de ces rapports et donc de mettre au jour l'enseignement d'un événement terrible, un enseignement tout ensemble particulier et universel : particulier pour le fait considéré et universel pour les valeurs, valeurs d'éthique et d'analyse, que le fait mobilise à très juste titre.

 

Notes

1 Cet article est dédié à Fahrudin Kreho, l'ami sarajévien né sur les bords de la Drina qui nous manque et que je n'oublie pasUne « version longue » de cet article avec un plus grand nombre de notes est disponible sur le site Internet de Culture & Conflits : www.conflits.org.

2 Les différents rapports que nous prendrons en compte sont ceux de l'ONU (15 novembre 1999), du Parlement français (novembre 2001), du gouvernement néerlandais (confié au NIOD dès 1996 et rendu en avril 2002), de la RS (juin 2004)Voir la liste des sigles et acronymes en fin d'introduction

3 En revanche, nous ne parlerons pas des rapports des ONG, qui n'entrent pas dans la définition de notre objet, à savoir la construction par une instance officielle d'une vérité publique sur un événement dramatique.

4 Il ne s'agira donc pas ici d'entreprendre une sociologie des acteurs, encore moins une étude prosopographique systématique, tous travaux qui auraient leur intérêt propre mais qui n'entrent pas dans le projet de ce dossier.

5 De fait, l'essentiel de la dynamique des événements a pu être reconstituée précisément grâce aux enquêtes quasiment immédiates lancées par le TPIY (voir l'introduction à ce dossier ainsi que l'article de Jean-René Ruez)En revanche, tous les rapports, notamment dans la mesure où leur logique n'est pas purement judiciaire, ajoutent à l'explicitation de la scène du crime et de son déroulement, une réflexion, plus ou moins approfondie, sur un contexte plus large, voire des considérations d'ordre épistémologique sur les difficultés rencontrées dans l'élaboration d'une forme quelconque de vérité publique.

6 Sur la distinction entre ces deux formes de « participation » à l'événement, voir les autres articles de ce dossier, notamment ceux d'Isabelle Delpla et de Jean-René Ruez.

7 David Harland aurait préféré d'ailleurs que son rapport ne se nommât pas « Rapport sur la chute de Srebrenica ».

8 Voir l'article de Michèle Picard et d'Asta Zinbo ainsi que celui d'Isabelle Delpla dans ce numéro.

9 La justification du choix d'écarter la publicité des auditions n'est pas la même dans les trois rapports et les différences tiennent à la nature respectives de ces trois rapportsEn aucun cas la question ne relève de la protection des témoins, contrairement à ce qui est le cas pour les enquêtes du TPIYSans même qu'on ait besoin de parler de sa longueur imposante qu'il était difficile d'accroître en y ajoutant les procès verbaux d'auditions, le rapport du NIOD met ainsi en scène, sans le revendiquer précisément semble-t-il, la distinction classique entre texte d'historien (le récit historique) et archives (auto-constituées en grande partie dans ce cas précis)Celui de l'ONU est appelé à faire le point, à proposer des solutions et à circuler d'abord à des niveaux dirigeants (c'est-à-dire de l'organisation internationale et des gouvernements concernés), son impact sur l'opinion publique internationale ou, encore plus, sur une éventuelle communauté de chercheurs, n'est pas le premier objectifEnfin, celui de la RS a une origine juridique (voir l'article d'Asta Zinbo et de Michèle Picard dans ce dossier) mais sa fonction politique est première : l'OHR, le Haut Représentant européen à Sarajevo, a mis tout son poids dans la balance pour que le rapport soit mené à bien dans des délais assez brefs et obtenir ainsi une reconnaissance du crime par les héritiers des autorités sous l'autorité desquelles le massacre avait été perpétré.

10 On peut supposer que cela est dû à la présence en France d'une tradition forte d'études afrcanistes qui n'a pas son équivalent pour les études balkaniques.

11 Il n'est pas impossible de voir là une distinction avec le travail du TPIY qui aime à s'entourer de témoins/experts et où le procureur multiplie les témoins/victimes dans la construction des dossiers à charge (quitte à les faire témoigner de façon anonyme).

12 Le général français Morillon, commandant des troupes de la Forpronu en Bosnie-Herzégovine, devint célèbre à la suite de son équipée à Srebrenica en mars 1993Malgré le minage de toutes les routes d'accès à la poche par les Serbes, Morillon parvint à se frayer un chemin avec un petit convoi par un improbable chemin de montagne pour se rendre dans la ville : là, au moment de repartir il se laissa volontairement prendre en otage par la population de la pocheCe fut à cette occasion qu'il s'engagea à placer les réfugiés de Srebrenica « sous la protection des Nations Unies » et à « ne jamais les abandonner », ce qui contribua beaucoup à la naissance des « zones de sécurité » onusiennes au nombre de 6 (Sarajevo, Bihac, Tuzla, Srebrenica, Žepa, Goražde d'après la résolution 824 du conseil de sécurité votée en mai 1993)Ce que le rapport français appelle en sous-titre le « coup de force du général Morillon » (p13) est qualifié en définitive par les parlementaires d' « intuition brillante » ayant toutefois débouché sur une « erreur politique » (p14)Surnommé par les Bosniaques le « général courage » et longtemps adulé par les Sarajéviens, le général français ne semble pas d'ailleurs avoir été félicité par sa hiérarchie pour son initiative.

13 Il le fait explicitement à la fois dans le rapport - voir p152 du rapport de la Mission d'information parlementaire française - et dans sa contribution au présent numéro (voir infra).

14 Voir sur ce point, dans l'article de Pieter Lagrou sur le rapport du NIOD, les remarques sur le fait que la rédaction de ce rapport doit beaucoup à une « culture du compromis » caractéristique traditionnelle de la vie politique néerlandaise.

15 Sur la composition de la commission appelée à préparer le rapport de la RS, on se reportera à l'article de Michèle Picard et d'Asta Zinbo dans ce numéro.

16 Afin d'éviter tout malentendu, il n'est pas question ici d'opposer une écriture de l'histoire - qui serait l'exclusivité des « spécialistes » et des « experts » patentés - à une pratique d'« amateur » - qui serait celle des élusLes rapports consacrés au massacre de masse de Srebrenica montrent d'ailleurs justement que la recherche de la vérité peut souffrir des compétences spécifiques de l'historien, lorsque celles-ci ne sont pas mobilisées correctement, et au contraire tirer profit de la relative « incompétence » technique des membres d'une commission parlementaire ou d'un haut fonctionnaire quand celle-ci est compensée par une volonté politique.

17 S'il convient de s'interroger sur les lacunes inévitables induites par cette situation, il faut aussi le faire sans a prioriCes lacunes structurelles n'empêchent pas en effet les rapporteurs de pointer à l'occasion des éléments essentiels de la dynamique des événementsAinsi, par exemple, la question de la violence faite aux civils peut être ou non un paramètre capital selon la logique du rapport : elle l'est dans le cas français, elle l'est beaucoup moins dans celui des rapports de l'ONU ou du NIODAinsi, la chronologie précise des faits (quasiment heure par heure) devient un élément capital pour la compréhension de la dynamique de la chute de l'enclave et représente un acquis du rapport de l'ONU (repris par tous les autres) de même que la comparaison entre la chute de Srebrenica et celle de Žepa  (où le NIOD se fonde explicitement sur le témoignage de Harland, c'est-à-dire sur ses dépêches de fonctionnaire de l'ONU - voir partie IV, Chapitre 9, Section 2).

18 Voir pour le débat sur la construction de l'événement, les études citées infra dans la note 23.

19 Sur l'ensemble de ces questions, voir l'article de Pieter Lagrou dans ce numéro.

20 Sur cette question, déjà posée chez Aristote, on se reportera au recueil d'études de Carlo Ginzburg intitulé Ochiacci di legnoNove riflessioni sulla distanza (Milano, Feltrinelli, 1998, pp. 15-81 - traduction française, A distanceNeuf études sur le point de vue, Paris, Gallimard, 2001).

21 Même si la commission préparant le rapport de la RS comportait aussi des historiens et même si tous les rapports revendiquent la mise en place d'un récit historique de l'événement.

22 Rappelons ici les dates de « publication » des différents rapports : ONU (novembre 1999), Parlement français (novembre 2001), NIOD (avril 2002), RS (juin 2004).

23 Sur la question de l'événement, on se référera d'abord aux interventions publiées au tournant des années 1970 (notamment à Pierre Nora, « Le retour de l'événement », in Le Goff J.et Nora P(eds), Faire de l'histoireNouveaux  problèmes, Gallimard, 1974, pp210-228) puis à celles qui ont marqué le débat sur l'histoire du temps présent une vingtaine d'années plus tard (Institut d'histoire du temps présent, Ecrire l'histoire du temps présent, Paris, CNRS Editions, 1993 ; Revel J.(ed.), Jeux d'échellesLa microanalyse à l'expérience, Paris, Hautes Etudes/Galllimard-Le Seuil, 1996 ; Terrain n°38, « Qu'est-ce qu'un événement », mars 2002 - notamment les articles de ABensa et Eric Fassin « Les sciences sociales et l'événement » et d'AFarge « Penser et définir l'événement en histoire »).

24 Le rapport de l'ONU sur Srebrenica a été préparé au cours de l'année 1999Par ailleurs, il convient de rappeler que l'interprétation de la résolution 1199 du Conseil de sécurité votée le 23 août 1998, résolution sur laquelle s'est fondée l'intervention armée de l'OTAN au Kosovo au printemps 1999, fait encore débat, notamment pour ce qui concerne l'application de l'article 8 de la charte des Nations unies sur le recours à la force (mais ce n'est pas la question qui nous importe ici).

25 On verra sur ce point l'article d'Isabelle Delpla dans ce numéro.

26 Du fait même des limites temporelles qui lui sont fixées et de son caractère très factuel,  le rapport de la RS ne traite pas (du moins pas explicitement) de la question des degrés de responsabilité des parties durant le conflit, mais affirme la réalité, l'ampleur et la systématicité du massacre de Srebrenica ainsi que l'implication dans ce crime de masse des forces armées de la RS et de leur hiérarchie militaireA partir du début des années 2000, une des préoccupations des dirigeants de la RS est en effet de trouver un moyen d'admettre la réalité du massacre de Srebrenica sans pour autant délégitimer la RS en tant que telle, et donc de faire porter la responsabilité du massacre sur des individus - y compris Mladic s'il le faut, mais sans rien faire pour son arrestationEn revanche, il s'agit pour le gouvernement de la RS de protéger les institutions nées de la guerre et surtout de ne jamais rattacher ce massacre aux logiques politiques qui ont conduit à la création de la RS et au nettoyage ethnique en généralDe ce point de vue, les limites temporelles fixées pour le rapport de la RS ne desservent pas forcément cet objectif...

27 Opcit., p151.

28 Opcit., pp151-152.

29 Introduction, p10.

30 Voir sur ce point l'intéressant article de Jean Baubérot à propos de sa participation à la commission Stasi, article intitulé « Le dernier des Curiace, Un sociologue dans la Commission Stasi » (in Côté Pet Jeremy Gunn T(eds.), La Nouvelle Question religieuseRégulation ou ingérence de l'Etat? / The New Religious QuestionState Regulation or State Interference?, P.I.E.-Peter Lang, Bruxelles - Bern - Frankfurt am Main - New York - Oxford - Wien, 2006, 247-272).