Columbia International Affairs Online: Journals

CIAO DATE: 11/2008

Entretien. L'ordre humanitaire en disparition?

Cultures & Conflits

A publication of:
Cultures & Conflits

Volume: 60, Issue: 0 (Winter 2005)


Wolf-Dieter Eberwein
Paul Grossrieder

Abstract

Full Text

Wolf-Dieter Eberwein : Le projet de Henri Dunant pourrait-il être mis en œuvre aujourd'hui ? Cette question est fondamentale car nous nous trouvons dans une phase de la politique internationale qui semble être dominée par la notion de sécurité. Des mots clés seraient le terrorisme, la pauvreté et l'échec des Etats, problèmes fondamentaux qui seraient à résoudre par la création d'un ordre international fondé sur des Etats démocratiques et les droits de l'Homme. Avec la fin de la Guerre Froide, les Etats en tant que collectivité sont en principe capables de mettre en œuvre cette vision de Kant. L'action humanitaire d'urgence ne serait donc qu'une phase transitoire, si, en effet, la fin de l'histoire était en vue. Mais un gouffre profond sépare vision et réalité. Se posent donc deux problèmes fondamentaux que nous aimerions aborder : le premier concerne la performance de l'action humanitaire, le deuxième concerne sa fondation normative, c'est-à-dire la régulation telle qu'elle est fixée dans le droit humanitaire international en général, dans les Conventions de Genève en particulier.

En ce qui concerne le premier aspect, prenons comme point de départ la catastrophe naturelle récente du Tsunami en Asie du Sud-est, qui a frappé en premier lieu la Thaïlande et l'Indonésie, mais aussi le Sri Lanka, l'Inde et des îles comme les Maldives. Le public, les médias, les humanitaires et les représentants politiques semblent plus que satisfaits de leur succès. Cette catastrophe semble avoir démontré la capacité de mobilisation en faveur du soutien des victimes. Néanmoins, on peut se poser la question de savoir s'il ne s'agit pas d'un événement singulier qui voile, plutôt qu'il ne révèle, la problématique fondamentale de l'action humanitaire.

Paul Grossrieder : Un premier constat : du point de vue de la performance, notons le succès unique des récoltes de fonds auprès du public. Jamais un tel montant n'a été recueilli auparavant, ni auprès du public, ni d'ailleurs auprès des gouvernements. Cette réponse a été rapide et généreuse. Si l'on prend en compte l'énormité des besoins de l'urgence après le Tsunami, beaucoup de choses ont été faites, quoique je ne sois d'ailleurs pas tout à fait au clair sur la manière dont l'argent a été géré après l'urgence, notamment au Sri Lanka où l'on rapporte que le gouvernement ne veut pas débloquer certains fonds reçus.

Mais au plan opérationnel, cette générosité a eu un effet problématique. Ce qui me frappe, c'est qu'elle a détourné les organisations humanitaires de leur méthodologie ordinaire. Les organisations humanitaires se sont retrouvées avec une montagne d'argent sans qu'elles aient eu une idée suffisamment précise des besoins réels. Or, normalement, on regarde les besoins d'abord, puis on lance un appel. Dans ce cas, il y a eu inversion de logique, ce qui a dérouté les acteurs humanitaires. Il s'agit d'une inversion de méthode qui pose problème. Médecins Sans Frontières, par exemple, a lancé un appel pour que les dons aux victimes du Tsunami soient interrompus ou pour qu'ils puissent être affectés à d'autres situations d'urgence. MSF, comme d'autres organisations, n'a donc pas parlé des besoins sur le terrain, ce qui correspondrait à une logique humanitaire, mais de ses capacités organisationnelles d'absorption des ressources. C'est une approche compréhensible dans la mesure où elle permet de couvrir moralement la démarche de ces organisations, mais elle reste néanmoins problématique. Personnellement, je ne partage pas une telle approche ; ils auraient dû pouvoir dire que les besoins étaient couverts.

Je ne sais pas quel rôle ont joué les gouvernements concernés par rapport aux fonds reçus. Cette générosité a en même temps fait perdre de vue un aspect spécifique qui est révélateur pour la problématique humanitaire. Si on regarde Aceh, on a affaire à un vieux conflit. Le CICR savait qu'il était très difficile d'intervenir là-bas. S'est donc superposée à ce conflit politique une catastrophe naturelle, ce qui a créé une situation mixte : conflit et catastrophe naturelle. On a tardé à considérer Aceh sous cet angle. A cause de la mixité de cette catastrophe, les Etats-Unis ont donné une grande priorité à Aceh, et ils savaient très bien pourquoi ils le faisaient. Cette forte présence militaire américaine a d'ailleurs tellement embarrassé le secrétaire général de l'ONU que, pour donner une apparence de neutralité à l'opération d'Aceh, les Suisses ont été appelés à la rescousse et ont envoyé trois hélicoptères sur place.

Globalement, la réponse humanitaire a été positive, avec les bémols que j'ai mentionnés par rapport à la méthodologie et à l'aspect ingérence / appropriation politique (Aceh).

WDE : Le Tsunami a donc démontré qu'il est possible de mobiliser le public comme la politique. S'agit-il d'un cas exceptionnel (à cause des touristes) ? En effet cette sorte de mobilisation semble constituer l'exception plutôt que la règle. Par conséquent, ne faut-il pas se poser la question des raisons d'une telle mobilisation sélective ? Est-elle due en premier lieu à la réaction des médias ? S'agissait-il de « bonnes » victimes, c'est-à-dire de touristes et de victimes locales comme le suggère Rony Brauman ? Ou ne faudrait-il pas plutôt parler de dérapage médiatique ?

PG : Je vous rejoins sur la question du dérapage. Mon expérience avec les médias, en tant qu'ex-responsable humanitaire, m'a montré que si vous voulez mobiliser les médias, comme en Somalie à la fin 1991 et au début 1992, lorsque, grâce aux médias, on a replacé la Somalie sur la carte du monde, il faut leur dire ce qu'ils veulent entendre : les approches fondées sur les besoins réels les intéressent peu. Ils veulent des histoires « sexy », avec du sang par exemple, ou des histoires liées à la politique de l'organisation X qui montre du doigt tel ou tel acteur, ou encore des difficultés d'ordre financier ou dans les ressources humaines, donc d'ordre interne, rencontrées par telle ou telle organisation.

La sélectivité politique et géographique est, elle, une conséquence des prises de position des autorités occidentales et de la presse internationale. Par exemple, en raison des ressources pétrolières, le Sud-Soudan intéresse davantage les Américains que le Darfour. De leur côté, les médias imposent des choix d'information fondés sur l'audimat. De ce point de vue, la couverture du Tsunami avec les touristes victimes était beaucoup plus porteuse que celle du conflit colombien par exemple.

Encore un mot sur la performance des humanitaires. Le CICR, les ONG concernées, sont actifs dans le monde entier. On ne peut réduire l'action humanitaire à la réponse au Tsunami. La plupart de ces acteurs refusent totalement une approche sélective commandée par des impératifs politiques ou médiatiques. Pensons, par exemple, à des pays comme la Somalie, l'Ethiopie, la RDC, la Colombie, Haïti, la Tchétchénie, le Népal, les territoires palestiniens occupés et autonomes, ou encore au cas de Guantanamo. Songeons aussi au fait que le CICR emploie 50% de son personnel en Afrique.

Néanmoins, les médias sont nécessaires aux humanitaires, du point de vue politique comme du point de vue financier. Ce qui manque cependant, c'est une meilleure correspondance entre les vrais besoins humanitaires et les intérêts médiatiques. Pallier cet état de fait est d'ailleurs l'une des raisons qui ont poussé le CICR à se lancer lui-même dans la fabrication / production de films d'actualité à l'intention des médias. Ce qui marche très bien, surtout pour les contextes non couverts par eux.

Par ailleurs, une amélioration des relations entre médias et humanitaires passe par un échange plus intense entre ces milieux. L'éducation doit se faire dans les deux sens. Certes, d'une part les journalistes - lorsqu'ils sont indépendants - doivent être formés pour mieux comprendre les enjeux humanitaires. Mais, d'autre part, les acteurs humanitaires doivent avoir une meilleure formation aux réalités médiatiques.

WDE : Revenons sur cette question de la générosité du public. Les gouvernements, en tant que signataires des Conventions de Genève, ont pris des responsabilités spécifiques. En particulier, en ce qui concerne le Tsunami, ne devraient-ils pas dès lors jouer le rôle de contrepoids, c'est-à-dire s'engager là où la générosité publique tout comme la couverture médiatique font défaut, au lieu de s'engager dans la surenchère financière d'une telle catastrophe médiatisée ?

PG : Idéalement oui. Mais les gouvernements sont dans une autre logique. Ils veulent en priorité gagner en popularité auprès des citoyens. Deuxièmement, ils cherchent toujours à combiner leurs gestes humanitaires avec leurs intérêts nationaux. Résultat : on a de nombreuses divergences entre politiques et humanitaires. La question qui se pose alors est comment ces acteurs définissent et pratiquent leur rôle respectif. Définir le rôle des gouvernements par rapport à l'humanitaire en termes de séparation pourrait être mal compris. C'est délicat, car les deux font partie d'un tout, d'une sorte de magma. Si les gouvernements étaient prêts à envisager les crises humanitaires pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire une montagne de besoins de toutes sortes, et à favoriser l'opérationnalité des humanitaires, ça marcherait déjà beaucoup mieux. Nombre de problèmes que rencontrent les humanitaires découlent de l'ingérence des gouvernements dans l'opérationnalité humanitaire. De plus, si les gouvernements interviennent dans un contexte spécifique, c'est qu'il y a forcément une implication politique de leur part. Ce qui me semble important, c'est que les gouvernements interviennent politiquement (comme par exemple en ex-Yougoslavie, au Sri Lanka, au Sud-Soudan) dès que les besoins urgents ont été couverts par les humanitaires. L'affaire des gouvernements c'est la pacification, la réhabilitation et la reconstruction, le développement.

Au lieu de s'engager directement dans l'action d'urgence, les gouvernements devraient prendre les mesures qui garantiraient que les humanitaires puissent accomplir leur devoir. Ceci concerne en particulier les militaires qui ont découvert l'action humanitaire à la fin de la Guerre Froide. A chaque fois qu'ils ont voulu diriger une action humanitaire, cela a été un échec de conception et de mise en oeuvre de l'action : la Somalie avec l'UNITAF ou le Kosovo en 1999 en sont des exemples flagrants. La logistique constitue le seul domaine où les militaires disposent d'un avantage dans l'action humanitaire. Or, l'action humanitaire ne s'y réduit pas.

WDE : On pourrait donc résumer en disant que trop d'acteurs différents se disputent cet espace humanitaire. S'agit-il en fin de compte de l'incapacité des acteurs de ce système - du point de vue technique - de développer des mécanismes de coordination ? Les acteurs du monde politique revendiquent en premier lieu plus de coordination. Est-ce vraiment un des problèmes centraux ou cette revendication ne s'inscrit-elle pas plutôt dans la volonté politique de reconvertir les humanitaires en sous-traitant de la politique ?

PG : On considère la coordination comme une rationalisation de la logistique, afin de rendre une action humanitaire la plus efficace possible. La coordination est considérée comme un problème de gestion. Or, d'après moi, ceci est un problème résolu, ou presque. Dans les trois quarts des cas, les organismes sur place ont suffisamment de bon sens et de compétences pour s'organiser et éviter les doublons. Il y a bien sûr des exceptions, comme au Kosovo à la fin de 1999 avec 430 organisations présentes.

En principe, la coordination dépend beaucoup de l'ONU. Je ne suis pas hostile à l'OCHA (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs) mais il s'agit plus d'un instrument d'appropriation de l'humanitaire par les politiques qu'autre chose. L'OCHA pose des problèmes en termes de coordination, même au Haut Commissaire des Réfugiés (HCR). Tout le monde aujourd'hui veut coordonner, mais personne ne veut être coordonné. Et le HCR lui-même ne veut pas se laisser coordonner par l'OCHA.

En termes généraux : si l'on parle de coordination politique opérationnelle qui concerne les finalités, les approches et les méthodes, cela signifie que l'on devrait en premier lieu être d'accord sur les principes. La coordination présuppose surtout une convergence sur le fond, et non sur la forme (logistique) uniquement. Se mettre d'accord sur les principes, c'est se mettre d'accord sur l'indépendance, l'impartialité et la neutralité.

WDE : Essayons de regarder un peu plus loin. La coordination suppose selon vous un consensus sur les principes de fond. Le monde des ONG humanitaires ne me semble pas être caractérisé par une homogénéité en ce qui concerne les principes de base au-delà de l'acceptation au niveau abstrait des principes que vous avez énoncés (indépendance, impartialité, neutralité). Cette fragmentation semble même s'accentuer avec l'émergence des ONG islamiques et celles du Sud. Est-ce que cela pourrait en effet contribuer à une fragmentation encore plus accentuée des principes de l'action humanitaire ?

PG : Les ONG islamiques et islamistes sont souvent du Sud. Il s'agit là d'un problème gigantesque, en termes de politique surtout. Même si certaines des ONG islamiques ont beaucoup de moyens, elles les concentrent aux mêmes endroits et à l'intention des victimes musulmanes exclusivement. Il m'est arrivé d'engager des discussions avec certaines de ces ONG islamiques / islamistes. Il y a dix ans, j'ai fait faire une étude au CICR sur l'islamisme et l'humanitaire (Nicolas Bitter). Le problème central qui s'en dégageait était, il me semble, de ne pas disposer d'un langage commun, en aucune manière. Toute discussion avec les ONG islamiques, excepté quelques ONG islamiques de gauche qui restent minoritaires, s'avère impossible. On pourrait en tirer un parallèle avec le rôle des missionnaires du XIXesiècle. Historiquement, il ressort que ceux qui téléguidaient les missionnaires étaient les gouvernements colonisateurs européens et non le Vatican. Si vous essayez de parler à une ONG saoudienne, par exemple, cela ne sert à rien, car ses membres sont aux ordres du gouvernement saoudien ; le choix des victimes / bénéficiaires de leur action se fait en fonction du renforcement et de la pratique de l'islam fondamentaliste dans le monde.

Le CICR entretient néanmoins des relations suivies avec les milieux islamiques et dispose d'un groupe de collaborateurs spécialisés ou eux-mêmes musulmans, qui organise le débat avec des ONG et des juristes musulmans. Ce dialogue fait apparaître la diversité des pratiques musulmanes selon que vous êtes à Djakarta, à Alger, au Sénégal, en Tanzanie ou dans la Péninsule Arabique. Mais cette observation ne modifie pas le grave problème que posent les ONG islamistes. D'ailleurs, certaines d'entre elles semblent animées de la même idéologie qu'Al-Qaïda : islamisation du monde ; l'aide n'étant qu'un levier au service de cette finalité. Il est intéressant de noter que le fait que le CICR aide en majorité des victimes de religion musulmane ne facilite en rien les relations.

Quant aux autres ONG du Sud, le CICR travaille avec elles lorsque c'est possible. Mais il ne faut pas oublier que dans des situations de conflit, la plupart de ces ONG dépendent d'une des parties au conflit, ce qui rend la coopération difficile sinon impossible. Cependant, il ne faut pas les ignorer car elles sont l'expression de la société civile locale, même si elles n'agissent pas exclusivement selon des critères humanitaires. Je pense aussi qu'on risque d'avoir, au niveau des ONG du Sud, un nouveau virage. Ces organismes pourraient en effet considérer d'ici peu, surtout en Afrique, que les blancs n'ont rien à faire chez eux, ce qui, dans un premier temps, les priverait d'une grande partie du financement actuel.

WDE : Le débat sur l'humanitaire au cours des années 1990 s'est d'abord focalisé sur le rapport entre l'humanitaire et le développement pour passer au lien avec la politique de sécurité et finalement aboutir de façon encore plus restreinte à celui du lien entre l'humanitaire et le combat contre le terrorisme.

PG : Dans les grandes crises, qu'il s'agisse de l'Irak ou d'Aceh pour le Tsunami, les responsables politiques ont toujours eu le réflexe, quand ça les arrangeait, de s'approprier l'action humanitaire. C'est un fait. Il s'agit d'une dérive du DIH qui prévoit un caractère neutre, impartial et indépendant de toute organisation humanitaire. Cette orientation donnée par le DIH est d'ailleurs aussi une des clefs de la sécurité des humanitaires, car le respect de ces principes positionne les organisations humanitaires au-dehors des parties aux conflits. Elle en fait des acteurs inoffensifs qui ne menacent en rien les combattants, de quelque côté qu'ils se trouvent. Reste bien sûr la question de la perception qu'ont les parties aux conflits des humanitaires présents sur les théâtres d'opération. Cela suppose, outre un strict respect effectif des principes du DIH, d'importants efforts d'explication et de persuasion auprès de tous les responsables militaires, depuis le plus haut niveau jusqu'aux commandants locaux. L'entretien de ce réseau doit être permanent.

WDE : Si le rôle du DIH n'a longtemps été que marginal dans la politique internationale, ceci ne semble plus être le cas aujourd'hui. Ces deux dernières années, la référence aux Conventions de Genève est à l'ordre du jour. En revanche, l'impression s'impose, depuis la guerre contre les Talibans et l'Irak, que ces références ne changent rien à une pratique qui pourrait entraîner la « déconstruction » de cet édifice normatif. On pourrait en distinguer deux tendances complémentaires : d'abord, une grande partie des experts ne partage pas l'interprétation particulière du DIH par les Etats-Unis au sujet, en premier lieu, de leur justification pour la détention et le traitement des prisonniers à Guantanamo. En second lieu, ce processus semble être en cours, de façon indirecte en termes de pratiques sur le terrain (les Provincial Reconstruction Teams : PRT), c'est-à-dire en termes de concepts d'une politique de prévention. Dans ce dernier cas, je pense à l'Union européenne. Est-ce que cette interprétation de l'évolution actuelle est valide ?

PG : En effet, la reconnaissance du DIH est aujourd'hui en train d'évoluer, sauf peut-être dans les cas de conflits oubliés. Les Etats ont découvert l'intérêt qu'ils ont ou non à s'approprier l'humanitaire dans le cadre de stratégies politiques globales. En même temps et paradoxalement, les USA sont un donateur idéal, probablement parce qu'il leur reste une bonne dose de mauvaise conscience : leurs contributions sont très élevées et très libres. Il en va tout autrement pour l'UE, qui pose à ses contributions des conditions très contraignantes et à forts relents politiques. En revanche, du point de vue des interventions dans les grandes crises, les Etats-Unis décident d'intervenir de manière unilatérale et sans égards pour l'autonomie de l'humanitaire (Afghanistan, Irak, Guantanamo). Les autorités américaines se substituent elles-mêmes au DIH existant en prenant toute liberté d'interprétation. Elles ne craignent pas non plus, pour éviter de l'appliquer, de le décréter caduc, comme dans le cas de la guerre contre le terrorisme. En clair, l'administration de Washington soumet le respect des Conventions de Genève, qu'elle a ratifiées, à son bon vouloir.

WDE : L'Union européenne, étant le plus grand bailleur de fonds de l'humanitaire, a des ambitions en termes de présence au niveau international, qui vont bien au-delà du financement d'actions humanitaires. Le Traité de Constitution européenne avait prévu un article selon lequel serait mis en place un corps de volontaires. En plus, un groupe d'études a concrétisé, avec sa proposition d'une doctrine de sécurité humaine en septembre 2004, la Stratégie Européenne de Sécurité approuvée en décembre 2003 par le Conseil européen. Celle-ci prévoit, pour simplifier le problème, l'intégration des ONG humanitaires dans cette force de réaction de sécurité humanitaire avec militaires, unités de police et volontaires (entre autres des étudiants). N'est-ce pas une stratégie visant à déresponsabiliser les humanitaires comme cela semble déjà être le cas en Afghanistan avec les PRT, les groupes de reconstruction provinciaux ?

PG : La Constitution européenne avait en effet prévu dans son dernier paragraphe concernant l'humanitaire la création d'un corps de volontaires, ressemblant à une agence humanitaire opérationnelle. Ce qui me préoccupe, c'est que ces volontaires humanitaires risquent d'être débauchés des ONG. Or les Européens présentent ceci comme une prise en compte importante de l'humanitaire dans la Constitution européenne. Il est à craindre aussi que ce corps de volontaires agira selon des critères plus politiques qu'humanitaires. Par ailleurs, il risque d'ajouter à la confusion régnante, car il est prévu que ces volontaires soient totalement noyautés par les acteurs politiques et militaires. Il y a fort à parier que sur les théâtres d'opérations ils seront perçus davantage comme des agents de l'UE que comme des humanitaires.

WDE : Le CICR est l'acteur humanitaire privilégié car lui seul a un mandat accordé par les Etats, et il est en principe, qu'on le veuille ou non, l'acteur le plus concerné par ce processus de politisation et d'instrumentalisation. Cet état des choses ne présuppose-t-il pas la nécessité de repenser son rôle, du gardien du DIH au gardien du mouvement humanitaire d'urgence ?

PG : Il me semble que le rôle du CICR en tant que gardien du DIH ne doit pas être abandonné, sinon qui le remplira ? Il serait très regrettable que la communauté internationale se résigne à l'érosion du DIH. En revanche, le CICR pourrait poursuivre sa réflexion sur la nécessité de faire évoluer ce droit en relation avec le terrorisme international.

Quant à un éventuel rôle de coordinateur du mouvement humanitaire d'urgence, la question s'était posée il y a quelques années. Le CICR y a réfléchi, a regardé les moyens qu'il avait à disposition pour cette tâche et a conclu par la négative. Car la coordination est une fonction très différente de la conduite des opérations. On craignait de ne plus être assez opérationnel sans pour autant avoir des résultats significatifs au plan de la coordination.

L'avenir du CICR est dans un engagement plus actif pour proposer à tout le mouvement humanitaire un cadre d'intervention opérationnel rigoureux et indépendant de toute influence politique. Mais la tâche est impossible si elle ne répond pas parallèlement à une requête des ONG.

 

Notes

1. Ancien directeur général du Comité International de la Croix-Rouge de 1998 à 2002L'entretien avec Paul Grossrieder a eu lieu le 3 mai 2005 à Genève avec Wolf-Dieter Eberwein (WDE) et Boris Maver (BM)Je remercie ce dernier de m'avoir aidé à transcrire ce texte.