CIAO DATE: 9/07
Culture and Conflict: Volume 56 (Winter 2005)
L'expression « police globale », qui donne son titre à cet article, cherche à saisir de façon synthétique le nouveau type d'interventionnisme militaire. Résolument provisoire, elle laisse un bon nombre de problèmes sans réponses. Nous ne présupposons pas nécessairement en utilisant cette expression l'existence d'une « guerre civile globale », ni d'un conflit généralisé entre le pouvoir impérial et les nouveaux barbares ou les multitudes qui presseraient ad portas. Ces deux images parlent sans aucun doute et tentent de représenter un nouveau type de conflictualité, en particulier depuis le 11 septembre. Leur statut théorique reste toutefois encore faible. Il n'existe rien de semblable à une dimension homogène qui unifierait l'opposition mondiale à l'empire. Bien que certaines formes de cette opposition, comme le radicalisme islamique, doivent être considérées comme historiquement contingentes (et donc susceptibles d'adopter d'autres significations), il ne fait aucun doute que l'hégémonie des Etats-Unis doit faire face à des résistances extrêmement différenciées et politiquement incompatibles.
Différentes formes de nationalisme au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Extrême-Orient (le mouvement palestinien, les radicalismes islamiques sunnites et chiites, le nationalisme des peuples sans patrie comme les Kurdes, les seigneuries militaires diffuses en Afghanistan et dans diverses républiques soviétiques, les mouvements islamistes du sud-est asiatique), sans parler des mouvements populaires dans de vastes régions de l'Amérique Latine ; en outre, la domination des Etats-Unis est stratégiquement en collision avec l'existence de puissances continentales comme la Russie, la Chine et l'Iran. Enumérer cet enchevêtrement de conflits potentiels en termes de guerre civile globale signifie réduire, sinon annuler, la complexité des sphères politiques du monde globalisé.
C'est précisément sur l'impératif de ne permettre aucune synthèse de cette multiplicité que repose, en dernière instance, l'actuelle gestion de l'hégémonie stratégique américaine en termes de désordre contrôlé. Comme l'explique un des porte-parole du réalisme stratégique qui sert aujourd'hui de fondement à la politique de l'administration Bush, l'hégémonie des Etats-Unis repose justement sur l'absence d'une stratégie unique, qui aurait comme conséquence macroscopique l'unification du monde contre l'Amérique2. Ceci implique une gestion anti-idéologique dans les rapports entre les Etats-Unis et le reste du monde, et surtout avec les puissances mineures mais néanmoins toujours dangereuses (ne serait-ce parce qu'elles sont dotées d'un mini armement nucléaire), avec qui les américains se trouvent en concurrence. L'hégémonie, à partir du présupposé évident que les Etats-Unis doivent a priori à tout moment dépasser sur le plan militaire n'importe quel adversaire potentiel, est donc une hégémonie à géométrie variable, sans contenu ni justification doctrinaire. L'emphase que l'administration de Bush Jr. met sur la démocratie, l'autodétermination des peuples etc., loin d'avoir une signification eschatologique, millénariste ou banalement propagandiste, est simplement un message impérial : il n'y a pas de junte au monde qui ne risque d'être subvertie si les américains se sentent menacés, il n'y a pas de tyrannie ou de démocratie qui ne puisse être éliminée, même si elle est aujourd'hui en paix ou alliée des Etats-Unis si elle ne s'aligne pas toujours sur les directives américaines3. Ceci signifie, entre autres, une certaine attention pour l'équilibre intérieur de nombreux pays et donc une tendance à les « démocratiser », c'est-à-dire à favoriser des régimes en quelque sorte compatibles avec les intérêts américains4.
Naturellement, l'interventionnisme global trouve des limites objectives. Il ne peut s'appliquer à l'Europe car celle-ci ne constitue pas une menace stratégique, outre le fait qu'elle est largement contrôlée par le biais d'accords bilatéraux pays par pays. Elle l'est également à travers l'OTAN, dont la fonction résiduelle est celle de fournir des troupes auxiliaires, en plus de neutraliser l'autonomie des Etats européens5. Cela vaut relativement pour la Russie et la Chine, puissances nucléaires actuellement privées d'une réelle influence politique mondiale, vis-à-vis desquelles les Etats-Unis se limitent à poursuivre une politique d'encerclement stratégique. Mais après le 11 septembre, cette doctrine vaut pour n'importe quel autre Etat sur terre perçu comme une menace pour la « sécurité » des Etats-Unis, un concept tellement large qu'il comprend les « rogue states », pays soupçonnés de favoriser ou d'aider des groupes terroristes, mais aussi les restes du socialisme réel ou simplement les pays qui poursuivent une politique anti-américaine, c'est-à-dire autonomes sur le plan économique ou énergétique6. Après la chute des régimes taliban et iraquien, la Syrie, l'Iran, tout comme la Corée du Nord, la Libye et probablement également Cuba font partie des priorités stratégiques américaines. Mais il n'existe pas de pays, du Maghreb à l'Indonésie, qui puisse se sentir protégé des Etats-Unis dans le cas où, par exemple, des partis fondamentalistes venaient à y prendre le pouvoir.
Par le terme de « police globale » nous entendons simplement la capacité américaine à intervenir dans n'importe quelle situation où les équilibres stratégiques locaux (politiques, économiques et énergétiques), favorables aux Etats-Unis, sont menacés ou subvertis. Il s'agit d'une capacité qui ne prévoit pas exclusivement l'intervention militaire, mais qui la présuppose de façon constitutive7. Contrairement à de nombreux auteurs qui s'interrogent sur la portée des conflits contemporains, nous préférons mettre l'accent sur le caractère « policier », plutôt qu'exclusivement guerrier, de l'interventionnisme militaire américain, pour souligner la discontinuité du modèle qui se profile qui aujourd'hui, aussi bien par rapport au temps du bipolarisme et de la Guerre Froide, que par rapport au temps précédent des conflits conventionnels. Il ne s'agit pas seulement d'une question de définitions. Bien que l'on puisse parler de guerre au sens strict (comme celle de mars-avril 2003), l'interventionnisme militaire des Etats-Unis possède un caractère innovateur et surtout beaucoup plus large et flexible que ceux qui sont traditionnellement associés au concept de guerre. Pour synthétiser, les éléments de nouveauté qui se sont manifestés au cours des années 1990, et qui ont trouvé une pleine formulation avec le 11 septembre 2001, sont les suivants : synchronie des interventions militaires avec d'autres formes d'action politique internationale, et co-existence de la guerre et de la paix.
Malgré la maxime clausewitzienne bien connue selon laquelle la guerre est la continuation de la politique selon d'autres moyens, la guerre, du moins jusqu'au second conflit mondial, a toujours comporté une discontinuité ou une rupture symbolique, sociale et temporelle par rapport aux flux des relations internationales et de la vie sociale normale. Une rupture qui, au XXème siècle, s'exprimait dans les déclarations formelles de belligérance aux ennemis, dans la mobilisation totale des pays en guerre, dans la (relative) subordination des instances économiques et politiques internes à l'exigence suprême de la victoire etc. Des éléments de rupture qui avaient un sens dans la définition de la guerre comme acte de force absolu envers des adversaires jouissant des mêmes droits et de la même légitimité (ou considérés comme tels jusqu'au début des hostilités). Bien que les guerres de Corée et du Vietnam montrent déjà une mutation radicale, postmoderne, par rapport aux grands conflits mondiaux, c'est à partir du conflit au Koweït en 1991 que ces aspects de continuité commencent à faire entièrement défaut. Les guerres ne sont plus déclarées, et surtout, on n'attribue plus à l'ennemi une quelconque parité formelle ou substantielle, mais, selon, le statut « d'ennemi de l'humanité », de « canaille », de « dictateur », c'est-à-dire de criminel (de la même manière qu'à l'intérieur des Etats la force s'exerce contre les dangereux criminels ou ceux que l'on qualifie de terroristes internes). La guerre en 1991 a été conçue comme une intervention d'ordre public international au nom de l'ONU, c'est-à-dire d'une instance mondiale (qui agissait au nom de l'humanité) incommensurable par rapport aux prétentions de l'Etat irakien. Une incommensurabilité qui a été proposée de nouveau en 1999, sans la légitimation de l'ONU (cette fois ce fut l'OTAN qui agit contre la Serbie au nom de « l'humanité »), et en 2003 comme acte unilatéral des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de peu d'autres pays. Ce qui s'est affirmé néanmoins, c'est le principe pratique, toujours moins justifié au nom d'instances « globales » où abstraites, selon lequel on peut user de la force militaire chaque fois que les alliances guidées par les Etats-Unis décident d'intervenir, car les autres formes de pression ou d'influence ne sont pas possibles, ou ont de toutes façons été abandonnées8.
D'un autre côté, l'usage de la force militaire ne requiert pas la mobilisation totale chez les pays qui participent à de telles alliances, en commençant par les Etats-Unis. Ici entrent en jeu non seulement l'énorme disproportion militaire entre les alliances occidentales et les ennemis du moment, qui permet d'exercer une force à l'étranger sans aucune altération de la vie civile en occident, mais aussi la normalisation de l'intervention militaire comme option toujours possible, qui trouve sa seule limite dans la complexité de l'effort militaire (même les Etats-Unis ne peuvent se permettre plus d'un conflit conventionnel à la fois vue la dimension de leur appareil militaire). En ce sens, on peut dire que les Etats-Unis exercent aujourd'hui le rôle de shérif du monde, avec ou sans le mandat de l'ONU9, comme l'admettent certains théoriciens conservateurs. En règle générale, un shérif ne combat pas les autres shérifs, mais il utilise la force de façon indifférenciée contre les vilains10 de service, en confrontant les bandits avec ses armes, en arrêtant les turbulents et, si nécessaire, en pendant les coupables. Il n'est nul besoin de préciser que, contrairement aux shérifs au cinéma, aucune instance légitime n'a élu les Etats-Unis au titre de tuteurs de l'ordre mondial, même si jusqu'au 11 septembre, aussi bien dans les milieux onusiens qu'en Europe on avait cultivé l'illusion de pouvoir utiliser les Etats-Unis comme troupe ou comme armée mercenaire11.
Mais l'analogie de la guerre actuelle avec les façons de faire d'une police armée globale provient également d'un autre aspect. La police, pour autant qu'elle fasse usage de la force armée dans des circonstances précises, présuppose une situation de paix et de stabilité, et elle agit au nom de la sûreté publique. La police n'est pas en guerre contre les criminels, même si elle les combat, de la même façon que les Etats européens, à l'exception partielle du Royaume-Uni en Irlande du Nord, combattaient les terroristes sans leur reconnaître le statut de combattants. La réduction de tous les « ennemis » de l'Occident à la catégorie de terroriste, privés du statut de combattants légitimes, constitue probablement l'utopie qu'ont en vue les stratèges les plus visionnaires - une utopie, par ailleurs, déjà partiellement réalisée dans certains conflits (comme la guerre en Afghanistan).
Variété, flexibilité et faisabilité des interventions militaires.
Il ne s'agit pas seulement du fait que l'usage de la force soit devenue une option constante. Avant tout, il n'y a pas de solution de continuité entre l'usage public et visible de la force militaire, l'emploi de mesures paramilitaires comme les sanctions économiques et les interventions couvertes, clandestines et indirectes de subversion des adversaires, même quand ces derniers ne sont pas officiellement considérés comme ennemis. Apparemment, il n'y a rien de nouveau, car on a toujours admis, dans une situation de guerre, d'user de n'importe quel moyen pour vaincre les ennemis. Mais le fait est que depuis une dizaine d'années ceci advient comme une mesure normale de politique étrangère, indépendamment de la proclamation d'un état de guerre. En d'autres termes, les Etats-Unis considèrent le monde entier comme leur cour intérieure. Celui-ci est donc sujet à l'utilisation de la force (avec l'exception évidente constituée par le réel problème stratégique global du futur proche, c'est-à-dire la Russie et la Chine).
Dans ce cadre, la force des armes peut être utilisée à n'importe quel moment et de n'importe quelle façon pour réaliser les fins de l'administration américaine ! Interventions armées conventionnelles pour contenir ou abattre les ennemis de service (première et seconde guerre contre Saddam), interventions limitées à l'utilisation des forces spéciales pour appuyer une des factions qui se battent dans un pays donné (Afghanistan), dissuasion stratégique limitée à l'utilisation d'une seule arme (neutralisation de la défense aérienne irakienne dans la période 1991-2002, guerre aérienne contre la Serbie), peace keeping limité à l'emploi des forces spéciales (Somalie), utilisation des forces spéciales en mode anti-terroriste ou contre n'importe quelle autre menace locale (intervention dans les Philippines, au Yémen, en Colombie etc.), soutien indirect à un pays en lutte contre le « terrorisme » (assistance militaire et fourniture d'armes à l'Etat d'Israël, à la Colombie etc.). Dans la période suivant la guerre de 1991, cette capacité d'intervention continue et flexible s'appuie sur un réseau de bases militaires, navales, aériennes et terrestres qui couvre la terre entière et qui permet l'encerclement de la Russie et de la Chine. Dans une certaine mesure, les Etats-Unis ont réadapté le modèle de contrôle mondial de l'empire britannique à l'époque de la globalisation. Au lieu de la fleet in being anglaise, qui s'appuyait sur un réseau de bases navales et qui permettait à n'importe quel moment l'intervention de forces limitées de terre, les Etats-Unis adoptent un modèle qui pourrait se définir comme army in being12. La disponibilité des bases et le contrôle absolu de l'espace aérien et des télécommunications mondiales permettent de faire intervenir en un temps relativement limité (deux mois en Afghanistan, environ cinq dans la dernière guerre contre l'Irak) une force armée intégrée qui reste tout de même limitée et donc relativement peu coûteuse (limitée si l'on compare les dimensions des armées qui se sont confrontées dans les guerres du passé).
Asymétrie fondamentale
Tout ceci repose sur un présupposé indiscutable, qui est arrivé à maturation avant la guerre de 1991 même s'il a été théorisé de façon aboutie pendant les deux administrations Clinton : les Etats-Unis disposent de forces armées supérieures à n'importe quelle autre ; il n'existe pas de compétition possible sur le plan militaire conventionnel (exception faite évidemment de l'arme nucléaire). Comme le montre le débat des années 1990 sur ce qu'on a appelé la RMA (Révolution dans les Affaires Militaires), l'asymétrie fondamentale est surtout l'effet d'une supériorité militaire absolue, quantitative et qualitative, dont le but est principalement (mais non exclusivement) la possibilité d'infliger n'importe quelle perte à l'ennemi du moment, tout en ne subissant que des pertes très limitées du côté américain13. Plus qu'une guerre à coût humain zéro (comme l'a été la guerre en 1999 contre la Serbie) il faut parler de guerre avec des coûts humains (américains) dérisoires. Pendant toute la période 1991-2003 les pertes officielles des Etats-Unis au cours des différents conflits s'élèvent à peine à 500 hommes, dont la moitié des décès fut le fait de « feu ami » ou d'accidents : 350 dans la première guerre contre Saddam, une vingtaine en Somalie, aucun en Serbie, quelques dizaines en Afghanistan, 150 environ dans la guerre de 2003. En admettant que dans certains cas (comme en Afghanistan) les pertes soient supérieures, en ajoutant également les morts européens (quelques dizaines) et les victimes des attentats contre les installations militaires, on arrive à peine au chiffre de 1000. Par contre, les pertes des autres (Irakiens, Somaliens, Serbes, Afghans, etc.) représentent des centaines de milliers, un chiffre qui prend des proportions impensables (des millions d'êtres humains) si l'on tient compte des victimes civiles, directes et indirectes (causées non seulement par les combats et les bombardements, mais également par les sanctions économiques et par les effets à grande échelle de la destruction des infrastructures civiles, économiques, sanitaires etc..). Pour avoir une idée de l'asymétrie des pertes, il suffit de se rappeler des combats de Mogadishu en octobre 1993, considérés comme un échec militaire pour les Américains, au cours desquels 20 soldats US sont tombés, contre entre 500 et 1000 Somaliens14.
Comme nous le montrerons plus loin, l'asymétrie, toujours déterminée, a un effet macroscopique : l'acceptabilité de la guerre par une grande partie de l'opinion publique (américaine, mais pas seulement). Le développement d'un grand mouvement pacifiste mondial en 2003 (mais pas dans le cas des guerres précédentes, au moins en termes quantitatifs), et l'opposition d'une partie importante de l'opinion publique en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (où l'on estime qu'environ la moitié des américains avait des doutes avant que la guerre ne commence) ne permettent pas de nourrir des illusions. Les guerres rapides et peu coûteuses de 1991 à nos jours sont en grande partie métabolisées par les sociétés occidentales, à condition qu'elles ne se reflètent en aucune façon sur leur vie quotidienne et qu'elles comportent peu de pertes des « nôtres »15. Naturellement, il existe des passerelles vers l'interventionnisme militaire permanent. La justification par des raisons globales ou universelles (incarnées ou non par l'existence d'instances comme l'ONU) rendent plus digeste un conflit pour l'opinion publique. Mais de telles justifications sont devenues superflues depuis le 11 septembre. Les américains, victimes d'une attaque terroriste aussi massive, sont de fait légitimés à combattre quiconque qui soit associable, directement ou non, au terrorisme (même quand il n'existe aucune preuve que l'ennemi soit impliqué dans l'attaque).
Il importe de rappeler ici que la guerre asymétrique, théorisée aux Etats-Unis bien avant le 11 septembre 2001 est conçue comme une guerre entre un Etat de droit et un ennemi illégitime, inhumain, etc.16 Ceci signifie : n'importe quel conflit qui entre (ou que l'on fasse entrer) dans ce modèle comporte la même absolutisation des moyens que l'on emploie habituellement contre les terroristes internes ou externes, et à la limite, contre les menaces naturelles (virus, épidémies etc..). L'ennemi terroriste doit être extirpé, éliminé, effacé. Avec lui, on ne négocie pas, on ne peut pas établir de trêve ou stipuler de traités de paix. Quand c'est un Etat entier qui entre dans ce modèle, le but sera alors celui de l'élimination, de la décapitation des autorités et non de la seule victoire militaire. Quand au pays, c'est-à-dire à la société ou à l'ensemble des êtres humains sur lesquels cet Etat terroriste exerçait son pouvoir, il pourra être puni pour sa connivence « objective » (sanctions contre l'Irak), assujetti, maintenu en condition de minorité (Serbie) ou contrôlé (Afghanistan, Irak), en fonction du bon vouloir exclusif de l'Etat de droit qui combat au nom de l'humanité.
Il n'est pas difficile de s'apercevoir que la théorie et la pratique de la guerre asymétrique possèdent un revers évident. Si n'importe quel conflit contemporain est décliné en termes de lutte contre le terrorisme, alors chaque tentative de s'opposer aux prétentions de l'Etat qui agit au nom du droit ne pourra être considéré que comme terroriste. Si cela rend problématique chaque mouvement de libération (que l'on pense au statut des palestiniens comme peuple de terroristes virtuels ou potentiels) et même la contestation politique de l'ordre actuel, cela expose les Etats qui agissent au nom de l'humanité et du droit à d'évidents contrecoups. Privés de quelconque justification et de moyen de lutte traditionnelle, les mouvements anti-américains ou anti-occidentaux seront inévitablement poussés à des formes de luttes terroristes. Si, pour les Etats-Unis et leurs satellites, tout le monde devient une Umwelt dangereuse, peuplée de terroristes potentiels, celui qui n'accepte pas l'ordre actuel n'a que le choix de s'adapter à la guerre asymétrique. Il a été noté avec justesse que le concept de terrorisme est entièrement relatif, et surtout qu'en principe, une guerre contre le terrorisme ne peut être gagnée17. Le terroriste n'est en effet pas un ennemi reconnaissable, mais la manifestation occulte d'une condition maligne. D'un autre côté, si l'on considère que le but de toute utilisation de la force militaire est d'infliger des pertes à l'ennemi, c'est-à-dire des morts, en attendant que ces dernières ne le convainquent de céder, il est clair que la diffusion de la pratique des attentats-suicides rend vaine n'importe quelle stratégie militaire conventionnelle (sauf celle de la destruction de l'habitat des terroristes potentiels, c'est-à-dire du terrorisme légitime pratiqué au nom de l'humanité, contre celui illégitime). Il est toutefois possible qu'il s'agisse exactement du modèle auquel les stratèges américains (et d'autres pays occidentaux) soient en train de se préparer. La disqualification de l'adversaire passant d'ennemi à mal absolu comporte évidemment le risque d'une diffusion du terrorisme sur une grande échelle, mais elle permet également de le combattre sans aucune restriction (tout est légitime dans la guerre du bien contre le mal absolu). La guerre permanente, continue ou intermittente des années 1990 se transformerait donc en une lutte continue contre les terroristes (conflit en Palestine, Afghanistan, Philippines, Colombie etc..). Le superpouvoir américain et occidental en matière de systèmes informatifs offre un avantage stratégique évident par rapport à n'importe quelle formation terroriste (ou supposée comme telle). Au même moment, il s'agit d'une guerre qui peut être combattue non seulement avec les technologies informatiques et militaires plus innovatrices mais aussi avec des forces limitées (rangers, forces spéciales, agents secrets) et le soutien de groupes locaux (UCK en 1999, Alliance du Nord en 2001, Kurdes en 2003). En somme, le modèle de la guerre asymétrique peut se stabiliser comme une constante, tout compte fait avantageuse, des conflits que l'Empire combat aujourd'hui pour son hégémonie.
C'est pour cette raison que nous préférons synthétiser les développements de la guerre contemporaine dans l'expression « police globale ». Il s'agit plus d'une métaphore que d'un concept explicatif, ne serait-ce parce qu'elle fait référence à une réalité en constante évolution. Mais elle permet également de saisir un autre aspect aujourd'hui essentiel, l'intégration de la force civile et militaire, des armées plus ou moins traditionnelles, des services secrets et des forces de sécurités civiles, police y compris, dans la guerre universelle contre l'« ennemi ». C'est peut-être là l'aspect le plus intéressant, outre qu'il soit inquiétant, de l'évolution des conflits contemporains. Comme on sait, les services secrets de beaucoup de pays occidentaux (y compris ceux des pays « neutres » comme l'Italie) opéraient en Irak bien avant que n'éclate la guerre, et surtout pendant que le débat au Conseil de Sécurité de l'ONU était en cours sur la légitimité de l'attaque contre l'Irak. Nous avons pu observer, lors de la « normalisation » de l'Irak de nombreux pays (impliqués dans l'intervention, sympathisants des Etats-Unis, neutres et mêmes hostiles) se précipiter dans l'œuvre de reconstruction, c'est-à-dire de contrôle civil, du pays en conflit. En d'autres termes, même dans une guerre « conventionnelle » comme celle de mars 2003, les frontières entre militaire et civil se révèlent fluides, comme cela était déjà apparu dans les conflits précédents. D'un autre côté, la guerre contre le « terrorisme » est un conflit à tout va dans lequel in n'existe pas de règles, dans lequel on ne fait pas de prisonniers (ou s'il y a des prisonniers, ils sont traités comme de simples proies de guerre, sans aucun droit) et surtout, dans laquelle tout le corps social - ou mieux, l'ensemble de ses forces armées, militaires, ou non - est impliqué. Dans cette situation, les militaires ont des fonctions d'ordre public ou de maîtrise des « dangers » globaux (de l'administration directe des pays bonifiés au contrôle des migrants clandestins), pendant que les civils combattent le terrorisme à l'intérieur et à l'extérieur de leur zone de compétence. Il s'agit, plus que d'une militarisation des espaces civils, d'un réel amalgame des forces destinées à l'emploi de la force, une situation d'intégration qui pose des questions pressantes sur le destin des libertés publiques dans les pays qui « appartiennent » à l'empire.
Ce n'est une illusion pour personne que l'actuelle mobilisation globale contre le « terrorisme » (une mobilisation qui comprend de fait l'embrigadement d'une grande partie des médias) se traduit potentiellement en une restriction des espaces politiques et civils. Nous faisons ici référence au Patriot Act voté par Bush Jr. après le 11 septembre et au climat qui s'est créé partout, et en particulier en Europe, à l'égard des étrangers s'ils sont arabes, orientaux, musulmans, etc. Mais nous faisons également référence au droit, pratiqué depuis toujours, mais aujourd'hui officiellement sanctionné d'assujettir quiconque au contrôle des communications (et donc à la violation de la vie privée) au nom de la lutte contre le « terrorisme » (une lutte qui comprend également la lutte contre les mouvements de masse, anti-globalisation et pourquoi pas, pacifistes). Il serait erroné de définir tout cela comme une forme larvée de dictature. Tout au plus, l'aspect réellement nouveau de ce nouvel état de police globale est sa compatibilité avec l'existence de formes démocratiques (c'est-à-dire de représentation politique conventionnelle) dans les pays de l'empire, et surtout, avec un régime économique qui ne tolère pas trop de restrictions et d'entraves. Mais peut-être que la « police globale » est justement l'état de conflit permanent qui convient exactement au capitalisme globalisé.
L'asymétrie des définitions réciproques de combattants - en substance, l'évolution de l'utilisation de la force armée globale comme une guerre sans ennemis - comporte une autre conséquence. En principe, une machine militaire ne peut pas opérer sans ennemis (dans la pensée classique de la guerre, c'est à la sphère politique qu'incombe leur identification). Celle-ci a en effet besoin, de façon constitutive, de l'ennemi, aux différents nivaux auxquels elle opère, à partir de la stratégie, c'est-à-dire de l'imagination (abstraite et concrète) de la guerre. On peut à présent retenir que dans un scénario de guerre sans ennemis, la machine militaire ne trouve pas de limites dans la sphère politique, en ce sens qu'elle devra cogiter l'existence d'ennemis toujours nouveaux comme raison de sa propre existence. Le militaire s'installe comme cœur et cerveau de l'hégémonie, non dans le sens d'une usurpation de la politique, mais comme raison même de la politique hégémonique. Comme le montrent les évènements successifs au 11 septembre 2001, ce sont les hommes politiques américains, tout en maintenant leurs prérogatives intactes, qui ont raisonné en termes presque exclusivement militaires, alors que les militaires tendront à opérer politiquement18. Comme Deleuze et Guattari19 l'avaient pressenti, la « machine » de guerre tend à prendre des proportions toujours plus grandes et productives justement parce que la guerre devient la dynamique de la politique, parce qu'elle s'identifie à la politique. Nous pourrions imaginer la machine militaire américaine comme un système dynamique de police globale qui produit ses propres ennemis et qui cherche à les détruire sans cesse.
Un tel dynamisme est exactement cette capacité à la fois créatrice et destructive qui depuis toujours s'identifie avec le capitalisme. Pas dans le sens banal où la machine est au service du capitalisme global (évidemment qu'elle l'est) mais dans le sens relativement neuf de son fonctionnement capitaliste. Capable d'attirer aujourd'hui chaque innovation (scientifique, technologique, culturelle) et de la rendre à la société (d'Internet aux communications satellitaires, de l'imaginaire cinématographique à la mode), la machine militaire est capable d'évoluer sans arrêt, en éliminant, si nécessaire, les restrictions symboliques, sociales et culturelles du passé qui conventionnellement la conditionnaient. Elle est capable d'enrôler les femmes, les minorités et les immigrés (c'est-à-dire en devenant multiculturelle et ouverte), d'être keynésienne dans un monde libéral, d'intégrer les civils et de s'intégrer dans la société civile, et ainsi de suite. Si le soldat Ryan est l'expression d'une démocratie moderne, capable de penser au bien des fils qu'elle envoie mourir outre-mer, le soldat Jessica (à peine plus d'une auxiliaire en uniforme), capturée les premiers jours de la guerre en Irak et rapidement sauvée comme icône de la nouvelle société européenne) est l'expression de la nouvelle machine militaire des Etats-Unis. Une machine créative parfaitement intégrée à l'hégémonie mondiale et au capitalisme global.