CIAO DATE: 9/07
Culture and Conflict: Volume 55 (Fall 2004)
« Tout révolutionnaire court le risque d'être, un jour, arrêté et condamné à de nombreuses années de détention. Son combat ne sera pas pour autant terminé ; l'expérience de la prison sera un enrichissement et, en prison, toujours, il devra continuer la lutte ».
C. Marighella, Manuel du guérillero urbain.
Des années de plomb allemandes, on se rappelle certainement « l'automne allemand » de 1977 qui a marqué de son empreinte l'histoire de la République fédérale. Il est probable qu'on se souvienne également de l'attentat contre l'ambassade allemande de Stockholm et de l'enlèvement de Peter Lorenz en 1975 et, peut-être même, des attentats de 1972 contre des installations militaires américaines. Ces événements apparaissaient comme les fruits du calcul insensé d'un petit nombre de militants radicaux, issus des mobilisations de la fin des années 1960 en en durcissant jusqu'à l'intransigeance les motifs et les principes. De fait, il n'est pas exagéré d'affirmer que ces attentats ont bousculé les fondements sur lesquels on pensait la société allemande solidement installée après le traumatisme consécutif à la Seconde Guerre Mondiale1. On ne saurait les considérer cependant comme résumant à eux seuls le conflit entre la jeune démocratie allemande et les groupes armés révolutionnaires qui brandirent leurs armes à l'orée des années 19702. L'absorption du conflit dans une trame d'épisodes macabrement spectaculaires restreint par trop le regard et, ce faisant, empêche de considérer l'affrontement dans toute son épaisseur. Il convient donc de ne pas borner l'attention aux seuls attentats et de prendre en compte d'autres arènes.
La prison est l'une des arènes alternatives du conflit. Comprendre la prison comme une authentique scène d'affrontement entre des organisations révolutionnaires clandestines et un Etat ne va pas de soi3. La prison apparaît communément comme un dispositif de soustraction au monde qui rompt le temps de l'action. La capture du terroriste, son introduction dans les circuits du traitement pénal, son enfermement dans des enceintes de surveillance maximale sont des moments ordinairement assimilés à l'idée d'un « arrêt ». Dans le cas présent, il n'en est pourtant rien : la prison, plutôt que de clore l'affrontement, en a ouvert une gamme de possibilités nouvelles qui l'ont relancé sous d'autres modalités.
En transformant l'illégalité en mode d'action politique, les mouvements se revendiquant de la « guérilla urbaine » ont d'emblée entretenu avec la prison un rapport étroit4. Ainsi, l'acte de naissance de la Fraction Armée Rouge est concomitant de la libération par la force d'Andreas Baader le 14 mai 1970, alors qu'il se trouvait en détention pour l'incendie d'un grand magasin deux ans auparavant. Et ce lieu où la première génération des groupes de guérilla urbaine a débuté est également celui de sa fin : pour la plupart des membres de ces organisations clandestines, il est rapidement devenu le seul horizon d'action. L'enfermement des membres des groupes armés a eu pour conséquence d'imposer la prison comme un point focal de la « lutte » engagée contre l'Etat ouest-allemand : tout d'abord, les efforts des « combattants de l'extérieur » étaient tendus de manière croissante vers la libération de leurs « camarades de l'intérieur » ; ensuite, l'enceinte pénitentiaire s'est elle-même transformée pour les prisonniers en un « terrain d'opération révolutionnaire » sur lequel ils ont mis en œuvre des formes d'action spécifiques qu'ils concevaient comme un levier d'une « stratégie révolutionnaire globale » ; enfin, en raison de cette transposition du conflit dans les prisons allemandes, le domaine pénitentiaire s'est durablement installé dans l'espace public où il a fait l'objet d'une « politisation » inédite dans l'histoire allemande5.
A partir d'une brève exposition de la logique d'action propre des groupes de guérilla urbaine, on décrira comment le répertoire de la « lutte pénitentiaire » a progressivement pris forme. Il est, de ce point de vue, primordial de garder à l'esprit que la lutte engagée par les groupes de guérilla urbaine reposait sur la visée d'une subversion des « assises morales », au sens de Michael Walzer6, de l'Etat ouest-allemand : elle était entièrement pensée comme une entreprise de dévoilement de la « nature fasciste » d'un Etat dont le « caractère démocratique » n'aurait été qu'une « parure »7. Ce dévoilement était considéré comme le préalable au déclenchement d'un « processus révolutionnaire » d'envergure. Or, le dessein de l'action déployée en prison était précisément d'exhiber publiquement que ce que l'on y faisait subir aux « prisonniers politiques », ainsi qu'ils se qualifiaient eux-mêmes, était une preuve tangible de ce « fascisme » attribué au régime de Bonn. C'est en cela que la question des « conditions de détention » s'est imposée comme une épreuve pour la République fédérale : les autorités publiques ont été contraintes de donner des gages de bonne conduite démocratique et d'ajuster leur réaction à ce qui était attendu d'un Etat qui devait se montrer d'autant plus vertueux qu'il avait succédé à l'ignominie du Troisième Reich. Dans la mesure où cela n'allait pas sans frictions, on a assisté à une véritable affaire au cours de laquelle ont été progressivement redéfinies les conditions collectivement acceptables de l'enferment d'opposants politiques radicaux8. Ces conditions ont été directement inscrites dans les dispositifs pénitentiaires de sorte que les événements relatés se présentent également comme un moment de remodelage du paysage carcéral allemand dans le domaine de ce que l'on appelle, depuis précisément cette période, les Hochsicherheitstrakte - les sections de haute sécurité.
La constitution de l'arène pénitentiaire
La caractéristique du conflit de « faire affaire » renvoie directement à l'un de ses traits saillants, celui d'être un conflit qui, dans sa logique même, est public. Cela impose de saisir les coups opérés par les protagonistes comme autant de gestes, entendus comme la dimension des coups par laquelle on fait valoir en actes la justification du coup en train de s'accomplir9. Cette gestualité suppose une publicité, même minimale, voire simplement virtuelle et rentre par conséquent en conflit avec un espace carcéral dont le principe de réclusion est coïncident de sa soustraction au regard public. De fait pour les membres de la guérilla urbaine, le maintien de la publicité de leur « combat » en prison a été une difficulté majeure. Le programme d'une action « politique et révolutionnaire » en prison, qui s'est constitué au fil du temps, se décrit comme une réponse à cette difficulté.
Conflit public et geste de provocation
La notion d'arène permet de saisir le conflit entre les organisations de guérilla urbaine et l'Etat ouest-allemand sous le rapport de son caractère public. En effet, une arène suppose toujours au moins deux éléments. D'une part, elle renvoie à l'existence d'un espace d'interactions dans lequel des personnes ou des groupes s'affrontent de telle sorte que leur confrontation devienne descriptible en termes stratégiques. D'autre part, l'arène implique, à un deuxième niveau, la présence de tiers, de spectateurs, d'un public10. Ce public fait peser une contrainte supplémentaire sur les protagonistes : ils ne doivent pas seulement faire preuve de force vis-à-vis de l'adversaire, mais également susciter des jugements favorables de la part des spectateurs. Cette contrainte conduit à deux conséquences : d'une part, les protagonistes intègrent dans leurs calculs l'effet produit sur le public de sorte que l'espace public devient lui-même un espace d'opération stratégique11 ; d'autre part, dans la mesure où cet espace public n'est pas une simple caisse de résonance, mais où s'y déploient des capacités critiques qui peuvent échapper aux calculs prospectifs des protagonistes, les différents éléments du public se constituent en instances à part entière du conflit lui-même12.
L'existence de cette contrainte de publicité est souvent insuffisamment prise en compte, du moins sous l'angle du deuxième aspect mentionné. Elle découle pourtant très directement de la logique d'action mise en œuvre par les groupes armés clandestins. Cette logique peut être résumée par une phrase tirée d'un des premiers textes théoriques de la Fraction Armée Rouge : « Les bombes contre l'appareil répressif, nous les lançons aussi dans la conscience des masses »13. Autrement dit, aux yeux des membres de la Fraction Armée Rouge et des autres organisations, l'issue du conflit ne dépendait pas en premier lieu de l'économie des forces matérielles, mais se jouait au niveau des représentations : il s'agissait d'attaquer l'Etat allemand en minant sa légitimité. Par opposition à une grammaire de la destruction, on parlera alors d'une grammaire de la provocation.
Dans son expression la plus simple, une provocation consiste à procéder à une rupture des normes valables dans un univers donné en anticipant une réaction de la part de ceux auxquels est attribuée une fonction de gardien de cet ordre. La provocation est pensée comme un mode d'action dont la félicité dépend de la possibilité d'un différentiel entre, d'une part, une action initiale de faible envergure et, d'autre part, la réaction qu'elle induit, ce différentiel étant susceptible d'être interprétée comme l'indice d'une situation d'injustice existante en soi, indépendamment de la provocation qui n'est conçue que comme venant en révéler les ressorts. La réaction du provoqué est de ce point de vue cruciale car c'est bien de la possibilité de l'interpréter comme symptomatique d'une telle situation « d'injustice en soi » que repose le succès de la provocation.
Si la provocation est une modalité d'inversion du pouvoir, une prise du faible sur le fort qui se retrouve dans les situations les plus diverses de la vie sociale14, elle a, en tant que « répertoire d'action politique »15, fait l'objet d'une véritable théorisation dans l'opposition extraparlementaire des années 1960. Il est possible de montrer que le modus operandi de la guérilla urbaine se situe au terme d'une série de transformations de ce répertoire : y compris lorsqu'il implique la violence, il n'a pas pour objet de mettre directement à genoux l'Etat, ce pour quoi les forces mobilisables sont insuffisantes, mais d'entraîner une réaction par laquelle la répression par les instances étatiques se révèlerait au plus grand nombre comme une simple mise en lumière d'une oppression ordinairement voilée et subreptice, qui agirait dans les consciences des personnes et les empêcherait de voir ce que seul la provocation rend visible16. Ce répertoire met l'Etat à l'épreuve dans l'exacte mesure où il ne doit pas seulement faire cesser l'action des mouvements d'opposition violente, mais les vaincre dans des formes qui puissent résister à la dénonciation visée en apparaissant compatibles avec les exigences portées par le caractère démocratique que ses porte-parole invoquaient. Le risque pour les instances étatiques réside alors dans ce que l'on pourrait appeler une « défaite figurative » : que l'Etat apparaisse effectivement tel que la guérilla urbaine veut le constituer, comme un Etat « répressif », « policier », « liberticide » - en un mot : « fasciste »17.
La compréhension de l'arène pénitentiaire suppose de ne jamais perdre de vue cette propriété du conflit18. Elle pointe immédiatement le dilemme auquel les membres des groupes de guérilla urbaine ont été confrontés : comment convertir la stratégie de la provocation dans un espace carcéral qui se définit par la restriction de l'horizon aux murs d'une cellule et par une pression immédiate exercée sur les corps ? La question obsède les premiers membres de la guérilla urbaine confrontés à l'emprisonnement. Il ne leur est pas possible de trouver immédiatement une réponse satisfaisante.
Premiers tâtonnements, premiers échecs
Pour ces derniers, la question de la poursuite de leur combat en prison se pose de manière aiguë à partir de l'année 1972 lorsqu'une série d'arrestations démultiplie brusquement le nombre des « prisonniers politiques ». Dans ces premiers moments, plusieurs stratégies sont proposées et testées. On peut en distinguer trois, qu'il est possible de présenter sous la forme d'une courbe d'apprentissage qui ne doit pas être confondue avec une chronologie : les différents moments isolés sont des unités analytiques qui, dans les faits, s'enchevêtrent.
Dans un premier temps, les « prisonniers politiques » ont spontanément recours à des formats d'action individuelle consistant à troubler l'ordre. Horst Mahler, encore membre de la Fraction Armée Rouge, appelle ses camarades à systématiquement faire du bruit, à chanter, à hurler, à taper des pieds contre les portes, à casser la vaisselle, à renverser le mobilier, etc. : « On risque qu'ils nous tabassent, mais c'est un risque à prendre (…) Le travail public devra être fait par les camarades dehors »19. Mais, cette forme de « lutte » démontre rapidement ses limites : elle se révèle clairement comme un échec du point de vue de la grammaire de la provocation dont elle ne satisfait pas les « conditions de félicité » en ne parvenant pas à engendrer une réaction suffisante. Ainsi Andreas Baader se plaint-il que lorsqu'il a lancé « sa gamelle sur les porcs : rien. [Il a] dû faire nettoyer les uniformes et [a] eu trois semaines d'interdiction de faire des courses avec sursis »20.
Emerge alors l'idée qu'il faudrait recourir à la violence directe en s'en prenant physiquement au personnel de l'administration pénitentiaire, seul le corps à corps furieux - coups de pieds, griffures, morsures, etc. - étant susceptible, pense-t-on, d'induire la réaction souhaitée. Ulrike Meinhof s'en sert et s'en justifie : « Nous sommes désarmés. Mais ce qu'ils ne peuvent nous prendre si on le défend becs et ongles, c'est notre conscience et notre collectif. Et cette conscience n'est pas une connaissance livresque, c'est la haine de classe avec laquelle nous devons traiter les porcs et la haine de tout ce qui nous empêche de traduire cette haine en actes »21. Outre qu'elle a l'avantage, aux yeux des prisonniers de la guérilla urbaine, de maintenir l'« identité politique » des détenus « au niveau exigé par la lutte », on espérait également par cette méthode pouvoir satisfaire l'exigence de publicité. Il est en effet possible, dès lors qu'une provocation a « fonctionné » - c'est-à-dire dès lors qu'a été suscitée une réaction suffisamment importante pour pouvoir servir de point d'appui au dévoilement public de la « brutalité répressive » de l'Etat -, de recourir à des plaintes administratives et judiciaires pour mauvais traitement. Ces plaintes ne sont donc pas des plaintes authentiques, au sens où elles viseraient effectivement à obtenir réparation. Elles n'ont précisément d'autre fonction que de produire des inscriptions objectivant les mesures de « contre-insurrection »22. Elles se sont multipliées et on en trouve effectivement de nombreux exemples dans la plupart des brochures et documentations produites par ceux qui, à l'extérieur, faisaient le travail de dénonciation des « exactions » commises à l'intérieur. Néanmoins, cette forme d'action se heurte, elle aussi, rapidement à ses limites : les prisonniers, en raison de la disproportion des forces, sont souvent les victimes des confrontations qu'elle provoque. Cet inconvénient est renforcé lorsque la réaction apparaît non pas démesurée - ce qui est propice à sa dénonciation -, mais au contraire sans éclat et comme relevant de l'ordinaire de la routine disciplinaire. Or, cela sera de plus en plus souvent le cas. Dès lors, les prisonniers pâtissent de mesures disciplinaires qui ne possèdent pas les potentialités de mise en spectacle nécessaires au travail d'exhibition publique.
On s'achemine alors vers une troisième modalité de lutte qui consiste à opposer un refus passif à toute « exigence de collaboration » de la part des représentants de l'Etat. Par ces « exigences de collaboration », il faut entendre l'ensemble des moments où, pour les raisons les plus banales - visites, douches, repas - s'établit un contact entre l'administration pénitentiaire et les prisonniers nécessitant une forme de coordination minimale (par exemple, saisir un plateau-repas tendu). Ces moments, en effet, sont dévoilés comme des situations où l'Etat chercherait à « miner l'identité politique » des détenus - en particulier lorsque ses représentants usent des registres de la « politesse », de la « sympathie », voire de la « gentillesse » pour brouiller la netteté du « front de l'inimité »23. Cela est en effet interprété comme une forme de « guerre psychologique » subtile, consistant à gagner la « coopération » des prisonniers qui, ce faisant, risquent de perdre de vue la radicalité de la situation d'affrontement. Il faudrait, afin de ne pas tomber dans ce « piège », refuser tout rapport dans lequel le « trait de séparation net entre nous et l'ennemi »24 ne se rendrait pas immédiatement visible : ne jamais saluer, ne jamais accepter l'offre d'une cigarette, refuser de se faire examiner par les médecins et les psychologues, etc.
Cette méthode parvient encore moins que les précédentes à induire les réactions visées. Les membres emprisonnés des organisations de guérilla urbaine en font rapidement un objet de critique interne : elle les enfermerait dans une posture purement « défensive ». C'est sur le fond de ce sentiment d'impotence suscité par ces premiers flottements que s'est imposée progressivement l'idée que la prison pouvait contenir des potentialités positives pour la lutte.
L'ajustement de la logique de la provocation à l'espace de la prison
Les formes d'action spécifiquement pénitentiaires qui s'inventent alors progressivement s'appuient sur une analyse de la spécificité de la prison. Selon cette analyse, l'échec des provocations précédentes découle de leur inaptitude à entrer en résonance avec ce lieu. Il apparaît aux prisonniers qu'il faut, au contraire, exploiter les prises idiosyncrasiques qu'offre la prison comme milieu d'action.
Cette compréhension trouve une première formulation claire dans la déclaration ouvrant la deuxième grève de la faim en 1973. La prison y est présentée comme un « élément central » du « système répressif capitaliste ». Elle n'est pas jugée qualitativement différente des autres institutions répressives telles que les entreprises, les écoles ou les hôpitaux, mais est comprise comme la forme paroxystique de la mise au pas des « réfractaires », « ceux qui n'intériorisent pas la répression, les inadaptables, ceux qui protestent, ceux qui ont la résistance dans leurs muscles, ceux qui ne supportent pas les cadences infernales au travail, ceux qui en deviennent fous ou malades, ceux qui frappent leur femme ou leurs enfants au lieu de taper sur la gueule du patron (…), [enfin] ceux qui plaident pour une politique révolutionnaire, ceux qui l'organisent »25. La prison est donc comprise à la fois, par son inscription dans un continuum de la « répression », comme une institution banale, et, dans la mesure où elle se situe à son extrémité, comme une institution où cette « répression » se dévoilerait le plus ouvertement : « La 'resocialisation' que la prison vise est en réalité un dressage, plus une manipulation. On force les sélectionnés à se mouvoir aussi longtemps entre les murs de la prison, entre ses porcs, ses règles, avec leurs promesses, leurs menaces, avec les peurs et les espoirs qu'ils suscitent et la privation qu'elle induit jusqu'à ce que la saloperie soit intériorisée, jusqu'à ce qu'on se meuve sans les grillages comme si l'on était derrière les grillages »26.
Ce dressage reposerait sur l'individuation de chaque prisonnier. De ce diagnostic découle l'affirmation selon laquelle la prison est opérante parce qu'elle est un dispositif d'isolement qui couperait le prisonnier de son collectif, puis travaille le corps et l'esprit de l'individu isolé jusqu'à ce qu'il se soumette27. Les prisonniers politiques procèdent ce faisant, au constat trivial que la machine carcérale s'impose par l'enfermement, qui seul permet la réduction des prisonniers à des « unités psychologiques et biologiques » livrées aux mesures disciplinaires. Or, ce truisme définit en creux un programme d'action qui, lui, est loin d'être trivial : subvertir le dispositif carcéral en usant du jeu offert par ses multiples plis et replis dans le but de contourner cet enfermement qui le constitue en propre. La provocation-reine dès lors peut être définie de la manière suivante : rendre poreux ce qui est censé être étanche, la prison elle-même, mais aussi, à l'intérieur de la prison, les cellules entre-elles. Cette provocation tient son efficacité de son ajustement à son espace de déploiement : elle n'est pas absorbable dans les routines disciplinaires qui reposent sur l'effectivité de ce qu'elles subvertissent.
Dans les plis du dispositif carcéral : la mise en œuvre d'un « programme de lutte pénitentiaire subversive »
La charge provocatrice est évidente : cette manière d'agir érode la figure de l'Etat dans l'exacte mesure où sa capacité de l'enfermement de prisonniers dont l'« extrême dangerosité » a constamment été mise en avant, apparaît comme une exigence élémentaire. Outre l'évasion, il s'agit de méthodes dont le caractère subversif n'est pas immédiatement évident : dès lors que la mise en circulation des corps, maintenus dans les cellules, semble une quasi-impossibilité, elles consistent à mettre en circulation des êtres matériels et informationnels reliant ceux qui sont censés être isolés. Il s'agit, plus prosaïquement, de canaux de communication entre les prisonniers et entre ces derniers et l'extérieur. Certes, la mise en place de techniques de communication est conçue par les prisonniers issus de la guérilla urbaine comme un moyen censé permettre le maintien du « collectif politique » et la « continuité de l'organisation ». Mais ces systèmes de communication constituent néanmoins également, en eux-mêmes, des provocations au sens précédemment donné à ce terme : la mise en circulation d'objets et de messages est un moyen de démontrer la « vulnérabilité » d'un Etat qui revendique pour lui la faculté d'empêcher d'agir ceux qui ne sont pour lui rien d'autre que des « criminels ». L'échange de coups qui s'ensuit prouve que les prisonniers touchent un point sensible : ils réussissent à induire la réaction attendue. L'Etat renforce les mesures censées permettre le contrôle des flux entre des cellules et d'en assurer une étanchéité dont le caractère problématique n'avait pas été soupçonné. Et ce sont précisément ces mesures renforçant l'« isolement » des prisonniers qui, à leur tour, serviront de point d'appui pour dénoncer l'Etat.
L'évasion
Dans le Manuel de guérilla urbaine de Carlos Marighella, on peut lire que « le guérillero urbain en liberté et le guérillero urbain en prison forment une combinaison sur laquelle s'appuie une action de libération »28. Et en effet, les actions reposant sur cet attelage sont une constante de l'affrontement entre l'Etat allemand et les groupes de guérilla urbaine. Nous l'avons rappelé : l'acte par lequel la Fraction Armée Rouge voit le jour est la libération d'Andreas Baader. Ulrike Meinhof justifie cette action en affirmant qu'elle a eu pour but de démontrer qu'on ne se « laisse pas tomber mutuellement »29. En tant que « preuve de la solidarité », la libération des prisonniers est constamment comprise comme une « nécessité de la lutte ». Les opérations de prise d'otages du Mouvement du 2 juin30 ou de la Fraction Armée Rouge31 en témoignent au même titre que les libérations directes. La planification de telles actions relève des préoccupations quotidiennes des prisonniers issus des mouvements de guérilla urbaine. Les policiers retrouvent à de nombreuses reprises dans les cellules des esquisses, des plans, des descriptions détaillées des situations d'incarcération avec la mention des possibles failles. Certaines tentatives réussissent32.
Si le but immédiat de ces actions est bien évidemment de soustraire les prisonniers à la détention, elles visent aussi à maintenir le « rapport de force » avec l'Etat. Une lettre de Karl-Heinz Dellwo (Fraction Armée Rouge) du 11 mai 1978 est particulièrement explicite sur ce point :
On veut enfin sortir de ces trous et pas seulement parce que les conditions qu'on nous y impose sont si brutales ; le rassemblement n'a jamais été aussi nécessaire et avec la grève [de la faim] on n'obtient plus rien. Cela ne changera qu'avec les initiatives que vous prendrez [à l'extérieur]. (…) Une possibilité serait de faire simultanément dans la même nuit des trous dans les murs d'enceinte de quatre ou cinq prisons, pour qu'on oblige les porcs à nous transférer, par exemple à Stammheim, parce qu'ils ne peuvent pas faire garder toutes les taules par des dizaines de policiers. (…) On pense que cette initiative serait suffisamment forte. Il faut en faire le plus possible, parce qu'à travers le nombre [de prisons attaquées] on pose à nouveau la question du rapport de force telle qu'elle ne s'est plus posée depuis qu'il n'y a plus les quatre [les quatre prisonniers de Stammheim, Ulrike Meinhof, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe, morts au cours des deux années précédentes].33
Cette proposition n'a pas été traduite dans les faits et, dans l'ensemble, les actions de libération s'avèrent insuffisantes pour maintenir la tension avec l'Etat. Elles sont coûteuses et difficiles à réaliser et pas assez nombreuses pour mettre en danger un Etat qui renforce continûment ses capacités de contrôle sur les prisonniers.
« das info »
A défaut de parvenir à libérer entièrement les prisonniers, il s'agit alors d'élargir leur rayon d'action au-delà de l'horizon de leur cellule en établissant un système d'« apprentissage collectif, [de] discussion, [d']information - en un mot : [de] communication »34. Ce projet qualifié de « programme de survie des prisonniers politiques isolés », qui se met progressivement en place à partir de 1973 sous la dénomination de « das info », se présente comme un système postal clandestin et vise la possibilité d'une communication permanente entre les membres emprisonnés de la guérilla urbaine, et entre ces derniers et des réseaux à l'extérieur de la prison.
C'est dans une circulaire du 9 mars 1973 que l'idée de l'établissement d'un tel système est soumise aux avocats de la défense35. A ces derniers est confié un rôle central. En raison de l'accès aux prisonniers qui leur est garanti de par leur mandat, ils doivent remplir la fonction de passeur. Dans un premier temps, ce sont plusieurs collectifs d'avocats qui se chargent de la reproduction des messages et de leur redistribution. Mais, les difficultés de la coordination conduisent par la suite à installer une « centrale d'information » devant jouer le rôle de « point de commutation unique » entre les prisonniers, les « combattants libres », les avocats et les organisations de défense et de soutien aux prisonniers.
L'organisation du système repose sur la définition de trois cercles disposant de droits d'envoi et de réception différenciés. Le premier cercle est celui de la Fraction Armée Rouge proprement dite. Doivent y être discutés les papiers officiels du groupe et, plus largement, le « programme d'apprentissage de la ligne politique militaire »36. De même, est-ce l'espace réservé à l'analyse critique et autocritique. Le deuxième cercle est plus large. Y sont inclus l'ensemble des prisonniers politiques, y compris ceux qui ne font pas partie de la Fraction Armée Rouge, ainsi que des personnes incarcérées qui n'appartiennent pas directement à une organisation clandestine, mais qui sont accusées de « soutien ». Doivent y être discutés le rapport aux avocats et aux différentes organisations de soutien aux prisonniers politiques et, plus généralement, tout ce qui relève de la politisation des prisons, la « fonction des prisonniers politiques et des prisons dans la campagne [au sens militaire, D.L.] et dans la préparation de la base révolutionnaire dehors »37. C'est seulement ultérieurement qu'un troisième cercle s'ajoute. Il concerne les informations dites « objectives » (« objektives Material ») contenues dans des coupures de presse, des analyses stabilisées, qui ne donnaient plus lieu à discussion, et des rapports d'ordre divers. En pratique, les prisonniers envoient leurs missives préalablement catégorisées en utilisant le courrier adressé à leurs avocats, que ni l'administration pénitentiaire ni la police judiciaire n'ont le droit de contrôler. Les avocats les acheminent ensuite au cabinet de Kurt Groenewold à Hambourg où elles sont reprographiées et assemblées en « paquets » (« Info-Pakete ») avant d'être redistribuées aux prisonniers par l'intermédiaire de leurs avocats respectifs38.
Si l'info est un lieu de discussions tendues et de mises en causes réciproques radicales, l'importance personnelle pour chacun d'être « connecté » au collectif est avérée39. En cela il remplit le rôle visé pour la « défense de la conscience individuelle et collective ». Mais, au-delà de cette dimension, l'info est également, en lui-même, conçu comme un dispositif d'hostilité, comme une « arme » contre l'Etat. Cela se traduit en particulier par le rôle qu'il remplit dans le programme de formation et d'apprentissage. Il ne s'agit en rien d'une suspension réflexive afin de continuer le « combat » ultérieurement, mais bien d'un « acte de combat » en soi : « la ligne offensive en taule s'énonce ainsi : apprendre. C'est la raison pour laquelle cette devise n'est qu'une autre forme de : 'aux armes' (an die Gewehre) »40.
Les agents de l'Etat, notamment à travers les documents saisis lors de fouilles, comprennent rapidement que des échanges écrits existent à l'insu de l'administration. Mais, ils n'en soupçonnent pas immédiatement l'ampleur. Le démantèlement de l'info prend du temps. Le premier pas majeur est la perquisition du 23 juin 1975 dans les locaux du cabinet Groenewold. La police saisit de nombreux documents relatifs à son fonctionnement. Celui-ci sera dès lors profondément perturbé, mais il subsiste. Le cabinet de Klaus Croissant prend le relais et le dispositif est transféré de Hambourg à Stuttgart. Dans un premier temps, il se reconstruit sur des bases similaires, en continuant d'utiliser le courrier entre avocats et détenus comme moyen de transmission privilégié.
Mais la réaction de l'Etat, désormais alerté, ne se fait pas attendre. La réforme du code de la procédure pénale du 18 août 1976 renforce considérablement la difficulté du maintien des communications. La nouvelle disposition permet, en effet, de contrôler et de saisir ce courrier dès lors qu'il y a un soupçon fondé que son contenu participe à des faits susceptibles de tomber sous le coup d'une qualification selon l'article 129a du code pénal41. C'est alors directement, dans les parloirs, que doivent être transmis les paquets de l'info. Cela implique une intense activité de voyages entre les différents sites rendant le maintien du système extrêmement coûteux. Mais là encore, l'Etat contre ces nouvelles dispositions. Les parloirs sont munis de vitres de séparation munies d'hygiaphones et d'une fine fente permettant seulement de glisser quelques feuilles de papier à la fois, mais non plus d'épais dossiers qui, outre les « paquets d'informations », pouvaient également servir de cachette à la transmission d'objets divers - armes ou outils pouvant servir aux projets d'évasion42. La mesure de contrainte maximale intervient au moment de l'enlèvement de Hans-Martin Schleyer en septembre 1977. Avalisée en un temps record par la loi connue sous le nom de « Kontaktsperregesetz » - la « loi d'obstruction des contacts » - qui stipule la possibilité d'un isolement total des prisonniers dès lors qu'il y a des indices concordants qui laissent penser qu'ils participent activement à la perpétration d'actes de violence depuis leurs cellules, les prisonniers de la guérilla urbaine vont effectivement être « coupés du monde » pendant toute la durée de l'automne allemand : aucune visite, aucun contact entre eux, pas de presse - rien qui pourrait constituer le risque d'une quelconque mise en rapport43.
Ces mesures ne conduisent pas à la fin définitive de l'info, même si son maintien est de plus en plus difficile. La manière dont cette continuité est assurée n'est pas clairement établie. Mais elle est avérée. L'officier de police Alfred Klaus conclut en 1983 que « d'après les expériences que nous avons faites au cours de ces douze dernières années, il semble impossible de faire totalement cesser la communication non contrôlée entre les terroristes emprisonnés. Au mieux, cette cessation complète peut être obtenue dans la situation d'exception régie par le Kontaktsperregesetz (…) qui prévoit l'établissement temporaire d'un écran total autour des prisonniers »44.
« L'interphone de Stammheim »
En dépit de ce que l'on pourrait croire, Alfred Klaus pêche par excès d'optimisme : ce mode subversif se poursuit, en effet, y compris dans la situation de tension extrême de l'« automne allemand », bien que sous une autre forme. Il est vrai que vraisemblablement l'info ne fonctionne plus et que les contacts au-delà des murs de la prison sont effectivement impossibles durant cette période. Mais, à l'intérieur des prisons, où les prisonniers doivent également être isolés les uns des autres, ces derniers opposent leur résistance aux mesures prises. Nous prendrons ici l'exemple de la prison de Stammheim où se trouvent incarcérés les « meneurs » de la Fraction Armée Rouge jusqu'en 197745. Dans la mesure où l'existence d'une telle communication deviendra une question centrale de l'affaire déclenchée par la mort de trois d'entre eux - se sont-ils suicidés ou bien ont-ils été tués ? - cet exemple illustre parfaitement le passage à l'affaire. Dans la description qui suit, le conditionnel s'impose ; l'épisode est encore entaché d'incertitudes, mais ces incertitudes sont parties intégrantes du jeu de dévoilement réciproque propre au conflit.
Parmi les détenus de la prison de Stammheim46, Jan-Carl Raspe est réputé pour être doté de talents de bricoleur hors norme. Sa cellule regorgerait de toutes sorte d'objets : des composants électroniques, des fils électriques, des prises, etc. C'est seulement après la nuit du 18 au 19 octobre, qui a vu la mort de trois des détenus, que des policiers, aidés par un ingénieur, vont mettre en lumière un système de communication vocal reliant les cellules. Alors qu'en vertu des dispositions prises par la loi de prohibition des contacts, la direction de la prison fait spécialement confectionner des calfeutrages en mousse fixés sur la face externe des portes afin d'empêcher que les prisonniers puissent communiquer en criant, ces derniers auraient en réalité tranquillement recours à leur interphone artisanal.
La prison est équipée d'une radio interne disposant d'un circuit de transmission filaire en propre auquel est reliée chacune des cellules. Les prisonniers, arguant qu'il s'agit là d'un moyen de les mettre sur écoute - une accusation dont l'Etat veut se défaire -, ont obtenu que leurs cellules soient déconnectées de ce circuit. Dans la mesure où le technicien aurait uniquement coupé le raccord au point d'entrée du 7e étage de la prison, mais où, par conséquent, le circuit entre les cellules serait resté en place, celui-ci serait devenu autonome. Reliant les cellules de Möller, de Ensslin et de Baader, sans s'étendre jusqu'à celle de Raspe qui est séparée de celle de Baader par une cage d'escalier, les prisonniers auraient alors eu l'idée d'utiliser un second circuit : le circuit électrique dédié aux installations sanitaires. Celui-ci ne serait sous tension qu'à certaines heures de la journée et jamais la nuit : pendant les coupures, il pourrait servir à la communication. Son branchement sur le circuit radiophonique aurait permis de relier toutes les cellules. Il suffirait dès lors de transformer en microphones les haut-parleurs ou les écouteurs dont disposent les prisonniers. Après la mort des prisonniers, auraient été retrouvés des tourne-disques et des magnétophones préparés de sorte à pouvoir être transformés pour cet usage en dix à soixante secondes. Le dispositif serait alors en place, sans attirer l'attention lors des fouilles régulières des cellules.
Le lendemain du 18 octobre 1977, jour de l'échec de l'enlèvement de Hanns-Martin Schleyer, les corps inanimés des quatre détenus sont retrouvés dans leurs cellules : Baader, Ensslin et Raspe sont morts, la quatrième, Irmgard Möller, est agonisante47. La concomitance appelle une explication. Quelle modalité de coordination peut en rendre compte dès lors que les prisonniers sont censés n'avoir pu entretenir le moindre rapport les uns avec les autres ? Cette question, de même que celle de la présence d'armes dans les cellules, déclenche non seulement une polémique retentissante dans la presse, mais est encore devenue l'objet d'une commission d'enquête et de plusieurs procès48.
L'émergence de l'affaire montre comment la communication clandestine fait office d'initiateur d'une mise en cause de l'Etat. En effet, il n'y a que trois possibilités. Ou bien l'Etat ne savait effectivement pas et, dans ce cas, il s'expose d'autant plus fortement à la critique de l'incapacité à surveiller des prisonniers qu'il en a, par le vote de la loi de prohibition des contacts, affirmé la nécessité. Ou bien l'Etat savait et, dans ce cas, se pose la question de savoir pourquoi il n'est pas intervenu ; une réponse consiste alors à suggérer qu'il s'agit pour l'Etat d'un moyen commode d'écouter les prisonniers ; mais alors, si les suicides des prisonniers sont connus des autorités, elles s'exposent bien sûr à la critique de la complicité, voire de la manipulation : n'auraient-elles pas poussé les prisonniers à un suicide calculé et surveillé ? Ou bien alors, dernière hypothèse, il n'aurait jamais existé un tel système de communication et l'Etat en aurait construit de toutes pièces le mythe afin de maquiller des meurtres en suicides. Dans les trois cas, l'Etat contrevient à ses obligations. Dans le premier cas il apparaît comme un Etat faible qui n'assume pas ses prérogatives élémentaires. Dans les deux derniers, il apparaît tel que la guérilla veut le dévoiler : un Etat « pseudo-démocratique » qui se distingue des dictatures ouvertes uniquement sous le rapport de ses capacités de dissimulation49.
La mise en accusation de l'Etat
La « guérilla urbaine » peut être appréhendée comme un dispositif d'hostilité qui opère comme une mise à l'épreuve de l'Etat en le confrontant au dilemme pratique entre, d'un côté, l'injonction de combattre des ennemis intérieurs afin d'assurer la « sécurité intérieure »50 et, de l'autre, celle de se maintenir dans le cadre principiel de l'Etat de droit, quand bien même les provocations se déploient précisément dans les plis et les interstices de ce même Etat de droit. Dans le langage de la guérilla urbaine, il s'agit de « pousser jusqu'au paroxysme les contradictions latentes du système »51 en vue de dévoiler son « hypocrisie foncière ». L'épisode de « l'interphone de Stammheim » illustre ce mode opératoire. Mais il n'est qu'un exemple parmi d'autres. La logique qui lui est sous-jacente a une validité générale et rend compte de l'affaire de la prison.
« La continuation de la menace par d'autres moyens »
Que cette affaire ait émergée témoigne de l'effet des provocations consistant à contourner l'enfermement : elles ont permis d'induire une réaction d'une intensité suffisante. Quelques-unes des mesures prises ont déjà été mentionnées. Mais la réaction de l'Etat ne s'y limite pas. C'est à l'invention de tout un arsenal que l'on assiste afin que l'Etat puisse de nouveau se faire valoir comme assumant correctement l'enfermement d'individus dont on affirme qu'ils sont « les ennemis n°1 de l'Etat ».
La logique de ces mesures est tout naturellement le renforcement des contraintes d'isolement des prisonniers. Néanmoins, pour pouvoir le justifier, ni l'invocation des moyens de communication illicites, ni même celle des quelques rares évasions ou tentatives ne suffisent en elles-mêmes. Ceux qui agissent au nom de la défense de l'Etat doivent démontrer en quoi les agissements des « terroristes » en prison représentent une menace. Concernant les évasions, l'argumentation coule de source : non seulement elles constituent un danger pour l'intégrité physique des gardiens de prison ; elles permettent aussi aux « terroristes » de rejoindre à nouveau les « cellules clandestines » et de continuer de perpétrer des attentats. Mais, c'est surtout la communication illicite qui est mise en avant. La démonstration de sa menace est produite en attribuant aux prisonniers politiques un rôle actif dans les actions des « commandos » à l'extérieur : les premiers contribueraient directement à la conception des actes de violence perpétrés par les seconds, voire assumeraient une fonction de direction.
Dès 1972, un document intitulé Der Baader-Meinhof-Report comporte ainsi de longs développements concernant le pouvoir d'injonction des prisonniers sur les membres clandestins à l'extérieur52. Deux ans plus tard, l'écrit connu sous l'appellation de Maihofer-Dokumentation, du nom du ministre de l'Intérieur, est encore plus explicite53. L'émergence de nouveaux documents découverts lors de fouilles de cellules, d'arrestations ou de la découverte d'appartements conspiratifs, donne régulièrement lieu à des opérations de communication publique. Il serait possible de multiplier les exemples. Aucun, cependant, n'est aussi parlant que celui des documents connus sous le nom de « Haag-Papiere » (« les papiers de Haag »). Cet ensemble de papiers saisis en novembre 1976 lors de l'arrestation de l'avocat Siegfried Haag, dont il tient donc son appellation, provient des prisonniers et contient des indications concernant la plupart des actions qui seront perpétrées au cours de l'année 1977. C'est le 1er septembre 1977 que Horst Herold, le patron de l'agence criminelle fédérale (Bundeskriminalamt - BKA), en présente le contenu devant la commission de l'Intérieur du Bundestag. Il conclut son développement par les mots suivants :
[Ces] indices plaident pour le constat que la Fraction Armée Rouge est susceptible de rentrer dans une phase offensive d'envergure, qu'elle est capable de déclencher des attaques plurielles et simultanées contre les centres névralgiques de l'Etat et d'écorcher ses capacités de défense, de les désorienter. (…) Ses techniques subtiles de conspiration et sa logistique sont à peine vulnérables. (…) Les prisons qui abritent les meneurs de l'organisation terroriste (…) sont les lieux de production de ces crimes violents.54
La transformation des prisons de la République en « centrales d'action terroriste » : la mise en scène publique d'une menace émanant de prisonniers politiques qui mènent la danse conspiratrice et télécommandent des actes de violence depuis leurs cellules55, est censée justifier le renforcement des mesures d'isolement. Ce renforcement est obtenu par un investissement dans des nouvelles techniques carcérales. Mais c'est là uniquement l'aspect le plus spectaculaire, rare encore, surtout en début de période. Il se traduit d'abord par un ensemble de dispositions locales contenues dans le règlement régissant les conditions de détention des prisonniers56. La litanie des différents règlements serait trop longue à décliner ici. On en trouve des listes entières dans toutes les brochures visant à dénoncer ce que les opposants interprètent comme une opération de destruction délibérée. En dépit des modulations et des variations - chaque prisonnier étant soumis à son propre règlement de détention -, ils comportent grosso modo les points suivants : les prisonniers sont logés dans des cellules individuelles ; les fenêtres et les portes de ces cellules sont munies de dispositifs qui rendent difficile la prise de contact vocal avec d'autres prisonniers ; la participation aux activités communes de la prison est interdite ; la douche doit être prise individuellement ; la promenade est également individuelle ; les cellules et les affaires personnelles des prisonniers sont fréquemment fouillées ; les prisonniers sont contrôlés après tout contact avec un visiteur ou un avocat en étant totalement déshabillés, le cas échéant avec un contrôle rectal ; les livres, journaux et magazines sont censurés (c'est-à-dire que l'on découpe ce que l'on estime ne pas devoir être porté à la connaissance du prisonnier) ; après 1976 la vitre de séparation dans les parloirs pour éviter tout contact physique entre les prisonniers et leurs visiteurs, y compris les avocats, se généralise.
« L'Etat tortionnaire »
Or, ce sont ces mesures qui à leur tour fournissent aux militants le point d'appui à la dénonciation de l'Etat. Pour ce faire, ils cherchent à faire tenir l'équivalence entre les pratiques d'isolement renforcé et des « actes de torture », ce qui suppose d'établir leur extrême violence. Cela ne va pas de soi. En effet, si la « torture rouge » qui, dans la mesure où elle marque le corps de manière visible, est immédiatement constatable, la violence qualifiée par opposition de « torture blanche », semble dans un premier temps difficilement compatible avec les contraintes de preuve qui reposent sur la dénonciation. Ce sont les notions de « déprivation sociale » - raréfaction des contacts humains - et « sensorielle » - appauvrissement de l'environnement en stimuli sensitifs - qui serviront à la rendre tangible. L'exemple contenu dans le rapport de la commission d'enquête indépendante sur la mort d'Ulrike Meinhof est significatif : « Nous sommes parvenus au résultat que Ulrike Meinhof a été exposée à des méthodes de torture non-sanglantes que l'on appelle la déprivation sociale et sensorielle. Nous sommes partis du 'cas' Ulrike Meinhof, mais avons souligné à plusieurs reprises qu'elle n'était pas un cas unique »57.
La dénonciation des « sections mortes » (tote Trakte), définies comme telles en raison de la faiblesse extrême du niveau de stimulation des sens qui y règnerait, constitue un premier pas dans le sens d'une « tangibilisation » de ces traitements58. Mais, cette mise en exergue de la déprivation sociale et sensorielle dans les sections mortes n'est qu'une étape vers l'affirmation selon laquelle les sections spéciales ne sont pas de l'ordre de l'exceptionnel, mais qu'elles servent de laboratoires à des techniques d'incarcération vouées à se généraliser. Les effets de déprivation sensorielle pourraient, en effet, être obtenus par des mesures finalement assez simples. Les règlements des conditions de détention, de même que d'élémentaires aménagements - tels que les fameux grillages au maillage très fin fixés aux fenêtres qui empêchent à la fois la circulation de l'air et assurent une vision brouillée de l'extérieur - seraient ainsi conçues pour reproduire de manière faiblement spectaculaire les effets induits par les sections silencieuses.
La dénonciation de la torture par déprivation sociale et sensorielle gagne en consistance grâce aux experts médicaux qui interviennent lors des procès et n'hésitent pas à parler de traitements qui pourraient conduire jusqu'à « mettre les prisonniers en danger de mort imminente »59. Mais, il s'agissait surtout, à partir de ces constats, d'établir le motif de ces tortures blanches et d'en dévoiler les buts inavoués. Les mesures contre les prisonniers politiques sont présentées comme relevant de l'instauration d'un « état d'exception ». L'Etat se serait rendu compte qu'il est confronté à un « risque de déstabilisation majeur », susceptible de « mettre à mal l'ordre politique et social en place ». Dans cette situation, les barrières fictives de l'Etat de droit se dévoileraient comme ce qu'elles sont : des artifices que rien n'oblige à respecter dès lors que l'existence même du régime d'oppression est menacée60. Le recours aux « tortures » n'aurait donc pas pour but de mettre des criminels « hors circuit », mais de « briser l'identité politique » de ceux qui « résistent à l'oppression » en les mettant dans une situation dont « la seule alternative est de se soumettre ou de se laisser détruire ». La décision de la Troisième chambre pénale du Bundesgerichtshof du 22 octobre 1975, interprétée comme l'affirmation implicite que l'isolation serait levée si les prisonniers abandonnaient leurs buts politiques, acceptaient l'ordre légal et reconnaissaient l'importance de respecter les organes de l'Etat, sert régulièrement d'appui à cette argumentation61, de même que certaines prises de position d'hommes politiques62.
Le thème de la torture déplace l'attention vers les corps des prisonniers qui deviennent simultanément le « terrain d'opération » où « le combat se poursuit », leur « dernière arme » et le vecteur de la provocation ultime. Huit grèves de la faim collectives auront lieu entre 1973 et 198163. Il n'est possible ici que d'aborder brièvement cet aspect central de l'affrontement entre la guérilla urbaine et l'Etat allemand.
Les grèves de la faim sont, en effet, l'élément décisif dans le processus de mise en affaire de la prison. Leur logique, telle qu'elle transparaît à travers les écrits des prisonniers, peut être résumée de la manière suivante : il s'agit de dénoncer par l'échappatoire le « choix perfide » entre « soumission » et « destruction » auquel l'Etat est censé vouloir confronter les « prisonniers politiques ». Officiellement, les grèves de la faim sont un moyen pour obtenir un assouplissement des conditions de détention. Mais cette formulation dissimule leur véritable enjeu. Les grèves de la faim sont surtout conçues comme un « sursaut collectif » de corps « affaiblis et meurtris » qui se montent subitement en « armes vivantes » en s'infligeant à eux-mêmes une douleur plus grande encore que celle provoquée par les « tortures », mais échappent, en articulant la destruction de soi à une décision volontaire, à leur état d'objets de souffrance. Ce sursaut n'est, de plus, possible que s'il est commandé par « l'esprit libre du sujet révolutionnaire » capable d'opposer sa « résistance ». L'Etat viserait ou bien la soumission ou bien la destruction : se dressent contre lui des « combattants » qui affirment se dérober à l'une et à l'autre en recouvrant la maîtrise d'un corps dont la possibilité de la mort est acceptée et revendiquée. Cette mort ne serait pas un choix, dans la mesure où le choix qui serait offert par l'Etat serait un non-choix entre destruction et soumission, c'est-à-dire une autre modalité de la destruction. Cette mort donc, si elle devait intervenir, serait de fait un « meurtre » et, du même coup, l'Etat définitivement démasqué.
Ces grèves de la faim « armées » se distinguent de celles qui ont fait l'objet de l'analyse la plus probante de ce répertoire d'action politique. Johanna Siméant a, en effet, analysé le recours à la grève de la faim par les mouvements de sans-papiers64. En simplifiant, elle montre que dans une situation caractérisée par l'extrême faiblesse des ressources mobilisables, seul le corps peut encore être mis dans la balance avec certaines chances de succès. La différence fondamentale avec les prisonniers politiques réside dans la nature du conflit. Les sans-papiers se situent dans l'horizon d'une « lutte pour la reconnaissance »65. L'horizon des prisonniers politiques issus de la guérilla urbaine, quant à eux, est celui d'une « guerre totale » dans laquelle tout compromis apparaîtrait de fait comme une compromission, c'est-à-dire une défaite. Cette différence explique que les premiers usent de la grève de la faim pour exhiber leur malheur ordinaire, tandis que pour les seconds il s'agit d'une inversion de l'emprise : attaquer l'Etat en le dérobant de son pouvoir d'infliger la maltraitance.
Les grèves de la faim répondent donc, là encore, de la grammaire de la provocation et, de fait, les autorités publiques comprennent vite le rôle que les grévistes leur assignent. Il leur faut par conséquent préserver ces hommes à tout prix, sans pour autant céder à leur chantage. Elles réagissent en mettant en œuvre des mesures propres, précisément, à sauvegarder leur vie. Deux moyens, en particulier, sont employés : l'alimentation forcée, dont les douleurs provoquées sont attestées, et le retrait d'eau potable, pour obliger les grévistes à ingurgiter des breuvages énergétiques. Ces mesures restent aux yeux des grévistes conformes à ce qu'ils visent, puisque l'Etat faisant ainsi effraction dans leur corps souffrant, donne une nouvelle fois prise à la dénonciation de la torture destructrice sous le prétexte de la sauvegarde de la vie. Mais la monnaie employée, c'est-à-dire la vie même des combattants, posait cette fois avec la plus grande brutalité la réalité du rapport de forces. Holger Meins fut la première victime d'un format de lutte poussé jusqu'à son point ultime dont, dans une lettre confiée à son avocat au cas où il viendrait à mourir, il avait livré quelques jours auparavant le sens politique : « Au cas où je passe de la vie à la mort en prison, alors, c'est un meurtre. Rien à faire de ce que les porcs vont prétendre. Ne croyez pas les mensonges des assassins »66.
L'affaire des prisons
C'est sur le fond de ces modes d'affrontement spécifiques à la prison - subversion de l'enfermement, renforcement des contraintes d'isolement, grèves de la faim - que prennent naissance une série de campagnes publiques contre les « conditions de détention ». Ces opérations de dénonciation de l'Etat ne doivent pas, cependant, être comprises comme ce qui s'ajoute aux actions menées par les prisonniers politiques à l'intérieur des prisons. Au contraire, dans la perspective d'un conflit dont la logique ne peut être comprise que si l'on tient compte de sa qualité de conflit public, elles en sont indissociables : elles sont ce par quoi les actions à l'intérieur des prisons prennent sens et tiennent leur efficacité.
Ces campagnes sont d'abord portées par un ensemble d'organisations qui, bien souvent, entretiennent un rapport direct avec les prisonniers qui les intègrent dans leurs calculs stratégiques67. Qu'il s'agisse de la Rote Hilfe (équivalent du Secours Rouge français), du Informationszentrum Rote Volksuniversität, des Komitees gegen Folter an politischen Gefangenen in der BRD, du Internationales Komitee zur Verteitigung politischer Gefangener in Westeuropa de la Internationale Kommission zum Schutz der Gefangenen und gegen die Isolationshaft, ou de bien d'autres encore, la tâche qui leur est confiée est d'occuper l'espace public en maintenant des liens avec la presse, en menant des actions de protestation et surtout en produisant des brochures dans lesquelles les pratiques de « torture » sont décrites et documentées. Partageant les objectifs révolutionnaires de la guérilla urbaine, même s'ils ne peuvent ne pas partager ses options stratégiques, ses membres se disent mus par un devoir de solidarité. Ce faisant, ils s'exposent au risque de faire eux-mêmes l'objet d'une criminalisation. Dans un premier temps, le but de l'Etat est effectivement de neutraliser leur charge critique en les assimilant à ceux qu'ils prétendent défendre, en espérant que ce rapprochement serait suffisant pour disqualifier, par une forme de capillarité, la prétention à se faire les porte-parole des souffrances des prisonniers. Mais, ce calcul s'avère inopérant : le travail de dénonciation porte ses fruits et gagne des pans entiers de l'« opinion publique libérale », autrement dit des personnes et des organisations qui, tout en ne se déclarant pas les ennemis de l'ordre politique en place, se montrent néanmoins sensibles aux arguments avancées.
C'est à partir de ce moment, qualifiable par la montée en puissance de la « critique interne » de l'Etat par rapport à sa « critique externe », qu'il est possible de parler d'une authentique affaire68. En effet, à partir du moment où l'Etat se trouve confronté à une critique qui ne peut plus être aussi aisément rejetée comme relevant d'une hostilité de principe aux valeurs qui fondent l'« ordre libéral-démocratique » - la fameuse « freiheitlich-demokratische Grundordnung » qu'il affirmait avoir le devoir de défendre contre les agissements des terroristes - parce que, précisément, elle prend appui sur ces mêmes valeurs pour critiquer un Etat dont il est affirmé que ses agissements y contreviennent, les représentants de ce dernier se trouvent dans la situation délicate : ils ne peuvent plus ne pas tenir compte des reproches qui lui sont adressées, sous peine de donner raison aux terroristes qui ont entièrement construit leur action sur le dévoilement de l'hypocrisie des valeurs libérales. Or, cette critique interne, libérale et inspirée par les Droits de l'Homme, s'est massivement déployée à partir du milieu de la décennie. Portée par des intellectuels, des universitaires, des juristes, des écrivains, des journalistes, soit à travers des prises de position individuelles, soit collectivement, au sein d'associations de défense des libertés publiques tels que le Komitee für Grundrechte und Demokratie, la Humanistische Union ou encore la section allemande d'Amnesty International, elle tient sa force de sa position d'extériorité par rapport aux protagonistes du conflit : tout en martelant qu'elle ne partage en rien les idéaux de ceux qu'elle n'a aucun mal à appeler des « terroristes »69, elle mesure inlassablement l'Etat avec la jauge de ses propres principes.
L'efficacité de cette critique est indéniable. Celle-ci se révèle d'abord dans le fait qu'elle soumet l'Etat à un impératif de justification auquel il ne parvient plus à se soustraire. Il est frappant de constater que ce dernier, pour satisfaire cette injonction, a recours à des méthodes qui miment celles de ses « ennemis » : il confectionne des brochures et des documentations pour démontrer, « preuves à l'appui », que les pratiques de détention restent humainement supportables et ne sont en rien incompatibles avec les Droits de l'Homme70. Mais l'efficacité de la critique se révèle aussi et avant tout dans le fait qu'au cours de l'affaire, l'Etat a été conduit à réviser et à adapter les mesures prises à l'encontre des terroristes à ce qui, en creux des critiques, se dessine comme étant acceptable. Trois exemples illustrent la manière dont l'Etat, faisant preuve de réceptivité aux critiques exprimées, introduit des modifications des conditions de détention.
La première est encore de faible ampleur. Il s'agit de la décision du Bundesgerichtshof connu sous le nom de « Beigeherbeschluss » (« décision d'accompagnement »)71. Cette décision prise dès 1973 est explicitement motivée par le souhait de désamorcer les critiques selon lesquelles l'isolement des prisonniers politiques de toute vie sociale ferait partie d'un programme de destruction physique et psychologique. Visant à permettre à chaque prisonnier poursuivi ou condamné pour des faits relevant de l'article 129a d'entretenir un contact social, elle prévoit qu'il peut lui être attribué un « accompagnateur » régulier qui partage avec lui ses heures de promenades. La demande de l'accompagnement doit émaner du prisonnier lui-même. Le choix de l'accompagnateur incombe au directeur de la prison ; il ne saurait, bien sûr, se porter sur un autre prisonnier politique.
La seconde décision est d'une portée plus grande. Les experts médicaux ont rapidement préconisé que les prisonniers, afin de ne pas subir les effets néfastes de la solitude et de l'isolement, doivent être rassemblés au sein de groupes « interactionnellement viables » qui puissent partager pendant la journée des espaces de vie communs72. Le nombre minimal de prisonniers pour qu'il puisse être légitimement question d'un tel groupe est controversé. Mais, sur le principe, l'Etat accepte. Le regroupement des prisonniers à Stammheim dont il a déjà été question devait servir de test à la généralisation de cette pratique qui devient effectivement partie intégrante du programme de construction des sections de haute sécurité réalisé à partir de 1975. Ces sections spéciales se distinguent donc par un relâchement de l'isolement interne en contrepartie d'un renforcement considérable de l'isolement externe : le groupe vit en effet dans une quasi-autarcie. Disposant de ses propres sanitaires, de sa propre cuisine, de sa propre cour de promenade, etc., ces sections sont pensées et configurées pour entretenir le moins de contacts possibles avec l'extérieur et sont équipées afin de garantir l'étanchéité, de mesures de protection et de contrôle hors du commun.
Enfin, troisième exemple : la codification précise de l'usage qui doit être fait des vitres de séparation dans les parloirs. Un document produit par le groupe social-démocrate du Bundestag est édifiant à cet égard73. Dans ce document les parlementaires définissent avec une minutie qui tranche singulièrement avec la radicalité habituelle des dispositions antiterroristes, les conditions précises de l'emploi licite de ces parloirs en fonction du type, de l'intensité et de l'effectivité du soupçon d'une menace pouvant résulter d'un contact direct. En introduisant des différenciations là où la critique faisait valoir la systématicité des pratiques de « torture », il montre que la critique est prise au sérieux et qu'on s'achemine vers de nouveaux compromis entre l'impératif de sécurité et les exigences de l'Etat de droit74.
Il va de soi que ces mesures ont à leur tour fait l'objet d'une dénonciation comme des mesures qui, tout en donnant l'impression de produire une amélioration des conditions de détention, décuplent en réalité leur force destructrice. Les accompagnateurs ? Un moyen commode « d'espionner » les prisonniers et de leur « extorquer » des informations précieuses ! Les regroupements de prisonniers ? Les groupes n'étant pas assez nombreux, ils ne sont pas « interactionnellement viables » et jetteraient les prisonniers dans des « processus de destruction mentale » ! Les distinctions introduites quant à l'usage des vitres de séparation ? Un moyen pour « individualiser » plus finement encore les méthodes de la « répression psychologique » !
Néanmoins, on constate que ces critiques sont de plus en plus difficiles à faire valoir publiquement, et les preuves de « torture » de plus en plus difficiles à apporter. Le niveau général de la critique baisse d'autant plus que l'on assiste au même mouvement dans l'ensemble des secteurs de la politique pénale et de la sécurité publique. En d'autres termes, on s'achemine vers une normalisation qui peut être définie comme l'élaboration progressive d'un nouvel accord collectivement acceptable concernant les dispositifs de force de l'Etat, une nouvelle « jurisprudence » qui se caractérise par l'inscription dans les équipements-mêmes des critiques suscitées par les exactions commises alors qu'il subissait encore de plein fouet les provocations de la guérilla urbaine75. En d'autres termes, l'Etat a appris au cours des années 1970 à enfermer des terroristes dans des conditions qui paraissent acceptables au plus grand nombre : la « guérilla pénitentiaire », de même que les attentats à l'extérieur des prisons, n'a pas cessé au cours des années 1980, mais elle a perdu sa charge provocatrice. Elle n'est plus à même de produire le même effet de déstabilisation que pendant la période précédente parce que les autorités étatiques savent désormais comment ne pas se laisser déborder76.
La légitimité de l'Etat à l'épreuve
L'épreuve à laquelle les organisations de guérilla ont soumis l'Etat ouest-allemand n'était pas en premier lieu une épreuve de force, si l'on entend par-là un affrontement dont l'issue est déterminée par l'économie de puissances matérielles antagoniques : de ce point de vue, en effet, l'infériorité écrasante des « groupes armées révolutionnaires » était manifeste. Clairvoyant, Heinrich Böll avait raillé dès 1972 ceux qui discernaient dans le conflit une sorte de « guerre »77. Il tenait cette « guerre des soixante contre les soixante millions » pour une chimère78. Au moment où il le formulait, ce constat n'allait pas de soi et le prix Nobel de littérature se vit accusé de sous-estimer la menace effective du « terrorisme ». Il n'empêche qu'il avait raison en suggérant que le conflit se jouait ailleurs : ce qui était à l'épreuve n'était pas la force de l'Etat en soi, mais sa légitimité, ou, plus exactement, la légitimité de ses instruments de force. C'est la mise en action de ces instruments de force que les organisations de guérilla urbaine ont sciemment sollicité dans le but de la dévoiler comme l'exercice d'une violence toujours « répressive » et, par conséquent, foncièrement illégitime. L'enjeu pour la République fédérale d'Allemagne n'était pas dès lors la « défaite », au sens militaire, mais de parvenir à faire valoir le caractère démocratique de sa force - une force qui se devait d'apparaître mesurée, ajustée à ses fins, respectueuse des Droits de l'Homme afin de pouvoir continuer à apparaître comme légitime, en dépit du fait qu'elle s'adressait à des « terroristes ». Cette légitimité, en effet, s'est révélée ne pas aller de soi. Et il ne fait aucun doute que l'Etat a, à de nombreuses reprises, franchi les limites de ce qui aux yeux de l'opinion publique allemande apparut comme acceptable. Les affaires qui ont émaillé les années 1970 et le début des années 1980 en témoignent sans équivoque, de même que les aménagements organisationnels, techniques et juridiques dont ces instruments de force ont fait l'objet afin, précisément, qu'ils puissent se faire valoir comme répondant aux exigences d'un Etat démocratique.
L'espace carcéral est l'un des lieux où cette épreuve a pris une forme concrète. L'intérêt de l'étude de cette épreuve particulière réside dans le fait qu'elle permet de donner une épaisseur matérielle aux catégories abstraites de la « force » et de la « légitimité » d'un Etat. Elle permet, en d'autres termes, de procéder à une « description dense »79, une description à la fois matérielle et située, de ce fameux « monopole de la violence physique légitime » dont Max Weber affirmait qu'il définissait l'Etat en propre. Sans les multiples objets qui équipent les dispositifs carcéraux, sans ses portes, ses alarmes, ses gardiens, ses serrures, ses installations vidéo, sans ses sections de haute sécurité, la force de l'Etat se serait évanouie. Mais, sa légitimité n'est pas moins dépendante des matérialités qui la supportent et l'engagent dans le monde. L'issue de l'épreuve que l'entreprise de « guérilla urbaine » engagée par un petit nombre de militants a fait subir à l'Etat allemand apparaît ainsi comme le moment où les dispositifs de force se reconfigurent de manière à pouvoir maintenir leur légitimité. Ainsi, les groupes de guérilla urbaine n'ont pas réussi à dévoiler le fascisme de la République fédérale d'Allemagne ; ils ont révélé certains aspects d'un Etat dont la force et la légitimité dépendent d'infinitésimales différences. Ces petites différences font cependant les grandes : la qualité de la démocratie allemande vient momentanément à dépendre de l'usage d'une vitre de séparation dans les parloirs, de la taille du regroupement de prisonniers se réclamant de la guérilla urbaine, de l'intensité d'un éclairage au néon, de l'isolement acoustique induit par les fenêtres des cellules ou encore de la souplesse des tuyaux utilisés lors du nourrissage forcé d'un gréviste de la faim. Une vitre mal utilisée, des groupes trop petits, un éclairage trop fort, une fenêtre trop étanche ou un tuyau trop rigide, et la critique se déchaîne80. Des groupes un peu plus importants, un éclairage un peu plus tamisé, ou un tuyau un peu plus souple, et c'est la démocratie allemande qui apparaît consolidée.