CIAO DATE: 9/07
Culture and Conflict: Volume 55 (Fall 2004)
Le Black Panther Party (BPP) est fondé à Oakland, Californie, au cours du mois d'octobre 1966. Deux militants noirs, Bobby Seale et Huey P. Newton, rédigent un manifeste initial en dix points. Le point n°8 stipule que les Panthères noires exigent que tous les Noirs emprisonnés dans des prisons fédérales ou d'Etat soient libérés. Ils n'ont pas pu être jugés équitablement par un système judiciaire inégalitaire et raciste. Très vite, le BPP entre dans le collimateur des agences de sécurité étasuniennes, et plusieurs leaders sont emprisonnés - certains avaient déjà connu l'expérience de l'enfermement, comme Eldridge Cleaver, détenu neuf ans avant de devenir ministre de l'Information du parti. L'objectif du BPP est d'utiliser la réclusion comme un moyen de développer la propagande. En détention provisoire depuis 1967 puis condamné en 1968, Huey P. Newton, auteur du texte ci-dessous et tête pensante du parti, est prisonnier dans l'établissement de Los Padres en Californie. Il écrivait ou enregistrait de sa cellule les textes destinés à paraître dans The Black Panther, le journal et la voix du parti, le vecteur de l'éducation des masses. Le texte suivant est celui qui traite le plus directement de la prison. Il est extrait d'un recueil de textes publié par Philip S. Foner, dont la première édition date de 1970. Le livre est resté un classique, comme en témoigne la récente réédition utilisée ici. The Black Panthers Speak fut en effet le premier ouvrage regroupant un grand nombre de déclarations, consignes, discours des Black Panthers eux-mêmes.
The Black Panther, 3 janvier 1970.
« Quand une personne étudie les mathématiques, elle découvre que de nombreuses lois mathématiques déterminent la méthode à adopter pour résoudre les problèmes qui se présentent à elle. Dans l'étude de la géométrie, l'une des premières lois qu'elle apprend est que « le tout n'est pas plus grand que la somme de ses parties ». Cela signifie simplement que l'on ne peut pas avoir une figure géométrique telle qu'un rond ou un carré qui, dans sa totalité, contienne davantage que si elle est décomposée en éléments plus petits. Par conséquent, si toutes les parties plus petites s'additionnent pour s'élever jusqu'à une certaine quantité, la figure complète qu'elles forment ne peut atteindre une quantité supérieure. La prison ne peut pas être victorieuse du prisonnier, parce que les responsables adoptent le même genre d'approche envers lui et présument que, dès lors qu'ils ont le corps entier dans une cellule, ils ont là tout ce qui constitue la personne. Mais un prisonnier n'est pas une figure géométrique, et une méthode qui réussit en mathématiques ne fonctionne plus du tout quand il s'agit d'êtres humains.
Dans le cas de l'être humain, nous n'avons pas seulement affaire à l'individu, nous avons aussi affaire aux idées et aux croyances qui l'ont motivé et qui le soutiennent, même si son corps est enfermé. Dans le cas de l'humanité, le tout est bien plus grand que ses parties, parce que le tout inclut le corps qui est mesurable et confinable, et aussi les idées qui ne peuvent être mesurées et qui ne peuvent être confinées. Les idées ne sont pas seulement à l'intérieur de l'esprit du prisonnier où elles ne peuvent pas être vues ni contrôlées, les idées sont aussi au sein du peuple. Les idées qui peuvent et vont soutenir notre mouvement pour la libération totale et la dignité du peuple ne peuvent être emprisonnées, car c'est dans le peuple qu'elles se trouvent, chez chacun, quel qu'il soit. Aussi longtemps que le peuple vivra des idées de liberté et de dignité, aucune prison ne pourra contraindre notre mouvement. Les idées circulent d'une personne à l'autre par l'association des frères et des sœurs qui savent reconnaître qu'un système capitaliste des plus malfaisants nous a monté les uns contre les autres, alors que le véritable ennemi est l'exploiteur qui profite de notre pauvreté. Quand on prend conscience d'une telle idée, on est amené à aimer et à apprécier nos frères et sœurs en qui nous avions pu voir des ennemis, et ces exploiteurs que nous avions pu voir en amis sont révélés à tous les opprimés pour ce qu'ils sont vraiment. Le peuple est l'idée ; le respect et la dignité du peuple, alors qu'il marche vers sa liberté, représentent la force vive qui traverse l'intérieur et l'extérieur de la prison. Les murs, les barreaux, les fusils et les gardiens ne peuvent jamais encercler ou maintenir à terre les idées du peuple. Et le peuple doit toujours faire avancer l'idée de sa dignité et de sa beauté.
La prison opère avec l'idée que quand elle a le corps de quelqu'un elle possède son être tout entier - puisque le tout ne peut pas être supérieur à la somme de ses parties. Ils mettent le corps dans une cellule, et croient alors ressentir comme du soulagement et de la sécurité. La victoire carcérale, c'est quand quelqu'un en prison commence à agir, penser et croire comme on le veut de lui, alors ils ont gagné la bataille et la personne est ainsi « réhabilitée ». Mais ça ne peut pas être le cas, parce que ceux qui font fonctionner la prison ont échoué à examiner complètement leurs propres croyances, et ne parviennent pas à comprendre les types d'individus qu'ils tentent de contrôler. C'est pourquoi même si la prison pense qu'elle a remporté la victoire, il n'y a pas de victoire.
Il y a deux types de prisonniers. Le plus grand nombre est composé de ceux qui acceptent la légitimité des postulats sur lesquels est basée la société. Ils poursuivent les mêmes buts que n'importe qui, l'argent, le pouvoir, la cupidité, et la consommation ostentatoire. Pour cela cependant, ils adoptent des techniques et des méthodes que la société a définies comme illégitimes. Quand ils sont découverts, ces gens sont mis en prison. Ils peuvent être appelés des « capitalistes illégitimes », puisque leur objectif est d'acquérir tout ce que cette société capitaliste définit comme légitime. Le second type de prisonniers est celui qui rejette la légitimité des postulats sur lesquels la société est basée. Il soutient que le peuple situé en bas de l'échelle sociale est exploité pour le profit et l'avantage de ceux qui sont en haut. Ainsi, les opprimés existent, et seront toujours utilisés pour maintenir le statut privilégié des exploiteurs. Il n'y a rien de sacré ni de digne dans le fait d'exploiter ou d'être exploité. Bien que ce système puisse faire fonctionner la société à un niveau élevé d'efficacité technologique, c'est un système illégitime, puisqu'il repose sur la souffrance d'êtres humains qui sont aussi valables et aussi dignes que ceux qui ne souffrent pas. Voilà pourquoi le second type de prisonniers dit que la société est corrompue et illégitime et doit être renversée. Ce second type de prisonnier, ce sont les prisonniers politiques. Ils n'acceptent pas la légitimité de la société et ne sauraient participer à son exploitation corruptrice, qu'ils soient en prison ou dans les quartiers.
La prison ne peut pas remporter de victoire sur l'un ou l'autre type de prisonnier, peu importe avec quelle force elle s'y essaie. Le « capitaliste illégitime » sait que s'il joue le jeu que la prison veut lui faire jouer, son temps de peine sera réduit, il sera relâché et pourra continuer ses activités. Par conséquent, il est volontaire pour collaborer aux programmes pénitentiaires et faire les choses qu'on lui dit de faire. Il fait preuve de bonne volonté pour dire les choses que les autorités pénitentiaires veulent entendre. La prison tient pour établi qu'il est « réhabilité » et prêt pour la société. Le prisonnier a vraiment joué le jeu de la prison de manière à être relâché et à reprendre la poursuite de ses buts capitalistes. Il n'y a pas de victoire, car le prisonnier avait accepté dès le départ l'idée de la société. Il feint d'accepter l'idée de la prison comme une partie du jeu qu'il a toujours joué.
La prison ne peut pas remporter de victoire sur le prisonnier politique parce qu'il n'y a rien dont il doit être réhabilité. Il refuse d'accepter la légitimité du système et refuse de participer. Participer c'est admettre que la société qui fonctionne par l'exploitation des opprimés est légitime. C'est cette idée que le prisonnier politique n'accepte pas, c'est pour cette idée qu'on l'a emprisonné, et c'est la raison pour laquelle il ne saurait coopérer avec le système. Le prisonnier politique, de fait, purgera sa peine exactement comme le « capitaliste illégitime ». Toutefois, l'idée qui a motivé et soutenu le prisonnier politique repose dans le peuple ; tout ce que détient la prison, ce n'est qu'un corps.
La dignité et la beauté de l'homme reposent dans l'esprit humain, qui le fait plus grand qu'un simple être physique. Cet esprit ne doit jamais se soumettre et se laisser exploiter par d'autres. Aussi longtemps que le peuple saura reconnaître la beauté de l'esprit humain et agira contre la répression et l'exploitation, il portera l'une des plus belles idées de tous les temps. Parce que l'ensemble humain est bien plus grand que la somme de ses parties, les idées seront toujours parmi le peuple. La prison ne peut être victorieuse, parce que les murs, les barreaux et les gardes ne peuvent pas conquérir ou empêcher une idée »2.