CIAO DATE: 08/2008
Volume: 22, Issue: 2
Summer 2004
L'expérience, Le Désir Et L'histoire: Alain Corbin ou le "tournant culturel" silencieux
Dominique Kalifa
Il est de nombreuses façons d'envisager l'oeuvre d'Alain Corbin dans le paysage historique contemporain. On peut partir des divers objets élaborés par l'historien jusqu'ici (les sociétés et les comportements ruraux, l'histoire des sens et des appréciations, le paysage, etc.) et montrer l'étonnante capacité d'invention ou de renouvellement dont il fit preuve dans leur mise en forme. Souvent privilégiée, cette approche est évidemment pertinente, mais elle peine parfois à se dégager du simple panégyrique. On peut, de façon plus synthétique, insister sur la cohérence du projet d'ensemble (l'histoire des sensibilités), le penser dans le temps long de l'historiographie et l'inscrire dans une série de filiations (la psychologie historique de Lucien Febvre, l'histoire des mentalités façon Robert Mandrou, l'ombre portée de Michelet et du projet romantique de réanimation du passé), elles-mêmes infléchies par l'apport de sociologues comme Norbert Élias ou de philosophes comme Michel Foucault.
L'historien, L'ethnographe Et L'employé De L'état Civil
Emmanuelle Saada
École des hautes études en sciences sociales, Laboratoire de Sciences Sociales À l'origine de ces quelques éléments de réflexion sur les lectures américaines d'Alain Corbin, il y a le souci de percer une énigme et, plus encore, de comprendre un malentendu: ces deux objectifs offrent une belle occasion de saisir les modes sur lesquels sont appropriés les travaux des historiens français et, au-delà, d'éclairer certains points nodaux de l'oeuvre de Corbin. La réception américaine sera donc surtout ici prétexte à une entrée un peu décalée dans l'imposant massif corbinien. Les termes de l'énigme sont bien simples: dans une conjoncture extrêmement difficile pour les presses universitaires aux États-Unis, et plus encore pour la publication de travaux étrangers, presque tous les livres d'Alain Corbin sont traduits en anglais 1 , ce dont je crois aucun autre historien français de sa génération ne peut se flatter. Puisque l'on peut raisonnablement penser que les spécialistes de la France lisent ces ouvrages à leur parution, en version originale, la persistance de ce flux depuis 1986 2 semble indiquer l'existence d'un public non francophone, constant et peut-être même fidèle.
Alain Corbin Et L'histoire Des Femmes
Michelle Perrot
De la vaste table ovale des Archives départementales de Caen (Calvados) où Alain Corbin, étudiant-"le beau ténébreux", disait-on alors-préparait, à la fin des années cinquante, son diplôme d'études supérieures à ce dossier qui lui est consacré, presque un demi-siècle s'est écoulé: le temps d'une vie, le temps d'une oeuvre particulièrement originale qui a introduit, dans la pratique de l'histoire contemporaine, des ruptures et des novations libératrices; une autre manière de voir et de sentir; un autre imaginaire. J'en ai été le témoin ébloui et, à maintes reprises, une collaboratrice amicale. Qu'il s'agisse de l'Histoire de la vie privée (tome IV), dont Alain Corbin a écrit près d'un tiers-"Le secret de l'individu"-,sans doute la partie la plus brillante, des recherches sur un dix-neuvième siècle dont nous partageons l'attrait, des thèses d'étudiants, ou encore de l'histoire des femmes, nos rencontres ont été fréquentes, nos échanges constants, et notre complicité de plus en plus vive.
La Politique Comme "Culture Sensible": Alain Corbin face à l'histoire politique
Christophe Prochasson
Qui n'aurait de l'oeuvre d'Alain Corbin qu'une connaissance superficielle pourrait soutenir que l'étude de la politique n'y trouve guère sa place. L'historien ne s'est-il pas d'abord tourné vers l'examen attentif des structures profondes, du mental qui organise la vie de tous les jours, commande ses dérives, gouverne les sentiments et les passions qui s'y déploient? Quoi de plus contraire donc à la politique telle que ses représentations les plus communes nous la donnent aujourd'hui à voir: une activité rationnelle, où la cognition semble l'emporter sur l'émotion, lieu de la résolution technique des problèmes quotidiens, espace d'affrontements idéologiques? On pourra sans mal juger naïve cette imagerie. Elle n'en est pas moins courante. Et ce n'est rien dire qu'Alain Corbin n'y cède point! Traite-t- il pour autant la politique avec désinvolture? C'est le contraire que je souhaiterais mettre en évidence. Il y a d'ailleurs belle lurette que les lecteurs les plus attentifs de Corbin savent de quoi il retourne: il arriva même à un recenseur des Filles de noce 1 de présenter l'ouvrage comme le plus grandlivre d'histoire politique de l'année.
Torpor And Rage: From Haute-Frêne to Hautefaye
Arthur Goldhammer
Alain Corbin is a historian of astonishing range.1 Two of his works, The Life of an Unknown and The Village of Cannibals, exemplify the breadth of his historical vision. The latter reconstructs a murder that takes place in the village of Hautefaye in 1870, while the former recovers the lost world of a forgotten man who, as it happens, died within a few years of that event. The Village is thus a study of what Corbin calls, in the preface to The Life, "a fortuitous event" that casts "a brief and lurid light on the myriads of the disappeared." But such events were, as Corbin reminds us, "exceptional, products of a paroxysm offering momentary access to an underlying reality without telling us much about the torpor of ordinary existences." The torpor of ordinary existences: the phrase is striking, and it is not only an apt description of the life of Louis-François Pinagot but also an important clue to what Corbin believed was missing from the reigning schools of French historiography.
Une "Histoire Au Second Degré": Le style d'Alain Corbin
Michel Beaujour
L'historiographie pratiquée par Alain Corbin implique, comme condition de possibilité, l'existence d'une archive d'observations "sociologiques" contemporaines des modes de vie que l'historien évoque, à son tour, dans une perspective épistémologique et idéologique propre à la fin du vingtième siècle. Il faut qu'un discours de type (pré) ethnographique, sociologique, géographique, hygiénique, médical, etc., soit constitué dès le dix-huitième et le dixneuvième siècle pour que Corbin ait la possibilité de pratiquer aujourd'hui ce qu'il appelle selon les contextes une "histoire culturelle" , une "histoire des mentalités" ou bien une "psychohistoire", etc.
L'impossible Présence De L'historien*
Stéphane Gerson
Parti "sur les traces d'un inconnu" au dix-neuvième siècle, Le Monde retrouvé de Louis- François Pinagot marque, non pas un tournant, mais une étape significative dans l'oeuvre d'Alain Corbin. Ce livre détonne dans l'historiographie contemporaine, interpellant ses lecteurs dans sa conception et dans sa rhétorique. Il le fait dès ses premières pages, surtout dans ses premières pages: un "prélude" singulier, mélange de voix, de genres, de caractères typographiques qui appréhende Louis-François Pinagot, l'énigmatique sabotier percheron, dans sa présence et dans son absence. "Louis-François Pinagot a existé", lance Corbin en ouverture, avant de présenter l'ouvrage, un peu plus loin, comme une "méditation sur la disparition". Le prélude renvoie à Pinagot, mais aussi à un auteur qui se découvre dans ce même espace liminal entre absence et présence. On trouve d'une part l'historien qui intervient comme sujet (le "je") et comme personne (avec sa biographie, ses convictions et incertitudes, ses émotions ), l'historien qui adopte de multiples figures et acquiert, au sein d'une relation personnelle avec cet individu, une visibilité qu'il n'avait pas dans les écrits antérieurs de Corbin; d'autre part, l'historien qui, loin de se complaire dans cette visibilité, tente de la cantonner, s'estompant, se dérobant, rechignant à se mettre en avant.
Intervention Au Colloque De New York University
Alain Corbin
Vous admettrez aisément que je n'ai pas manqué d'éprouver, au cours de ces deux journées, un sentiment mêlé de surprise et d'étrangeté. Étant loin d'estimer mon travail digne d'une telle attention, je suis très touché du regard porté sur lui par l'ensemble des participants à cette réunion. Cela dit, Priscilla Ferguson nous a proposé une explication de l'intérêt paradoxal suscité par mes travaux: la Frenchness de mes French Stories ferait que mes livres plaisent aux lecteurs anglo-saxons, ou les agacent. Je veux dire aussi ma reconnaissance. L'identité de chacun de nous se forge sous le regard de l'autre. Aussi est- il évident que, de ces deux jours, je vais sortir transformé. Vous m'avez éclairé sur moi- même; à cela près que je discerne dans vos propos un trop-plein d'indulgence. Les contempteurs ne sont pas ici, si ce n'est par l'écho de quelques recensions ironiques.
The Relationship Between France And The United States: Reflections for an American Audience
Lionel Jospin
Since the relationship between France and the United States is going through a difficult period, we must find opportunities to talk things over. It is true that it is not always easy to broach the subject of this relationship between the US and France in a balanced and reasonable way. We idealize its past and blacken its present. On the one hand, invoking the illustrious names of such figures as Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, Pierre- Augustin Caron de Beaumarchais, or the marquis de la Fayette romanticizes the actually very complicated political and diplomatic process that brought France to America's aid during the War of Independence. Neither the monarchical France of the Ancien Régime, nor that of the revolutionary Terror that led up to the Caesar-state of Bonaparte could have been in perfect symbiosis with the young American democratic republic, despite our shared Enlightenment references.
Review Article: Making A Colonial Culture? Empire and the French Public, 1880-1940
Edward Berenson
Tony Chafer and Amanda Sackur, eds., Promoting the Colonial Idea: Propaganda and Visions of Empire in France (New York: Palgrave, 2002).
Pascal Blanchard and Sandrine Lemaire, Culture Coloniale: La France conquise par son Empire, 1871-1931 (Paris: Autrement, 2003).
Claude Liauzu and Josette Liauzu, Quand on chantait les colonies (Paris: Syllepse, 2002).
Patricia Morton, Hybrid Modernities: Architecture and Representation at the 1931 Colonial Exposition, Paris (Cambridge, Mass.: MIT Press, 2000).
Did ordinary citizens support empire? Did a broad public respond to the plethora of colonialist propaganda, ideas, and images that circulated during the era of high imperialism (1880-1940)? Historians of French colonialism have joined their British counterparts in a renewed scholarly debate over public attitudes toward overseas expansion. Although a few historians have maintained that empire enjoyed widespread support, until recently the consensus in both the French and British literature has been that imperialism interested elite groups far more than average citizens. Working people, according to most scholars, have been influenced least of all.