CIAO DATE: 05/2014
Volume: 76, Issue: 0
Winter 2009
Les conséquences humaines de l'échange transnational des données individuelles (PDF)
Pierre Piazza, Didio Bigo
A l’échelon transnational, le partage d’informations sur des personnes s’accélère et s’amplifie 1. Présenté comme un indispensable impératif pour faire face efficacement à des risques et des menaces susceptibles de saper les fondements de la démocratie (terrorisme, criminalité organisée, immigration illégale, fraudes, etc.), cet échange emprunte une multitude de canaux communicationnels et institutionnels, et utilise des dispositifs technologiques de traçabilité et d’anticipation. L’interconnexion observable entre bases de données contenant des informations personnelles ou des profils anonymisés, et servant à élaborer des listes d’individus à surveiller, s’opère normalement à travers des circuits officiels de justice criminelle, de contrôle des frontières et de surveillance des flux de capitaux. Mais au nom de la lutte antiterroriste et du renseignement préventif, les règles de contrôle – judiciaires ou parlementaires – qui les régissent ont été assouplies et on a vu se multiplier les canaux officieux entre acteurs du renseignement 2. Ce phénomène se constate à l’échelle locale et régionale avec les croisements de fichiers, ou tout simplement viales rencontres entre personnels venant des services de police, des services sociaux ou des mairies ; à l’échelle nationale avec l’intégrations de fichiers relevant de services de police et d’immigration différents 3 ; à l’échelle européenne avec les bases de données Eurodac ou Europol ; à l’échelle transatlantique avec des échanges formels et informels accélérant la circulation des informations ; à l’échelle internationale, enfin, avec la participation de régimes non démocratiques 4. La croyance en une possible prévention des comportements humains agressifs via une information à la fois totale, ciblée et en temps réel, a amené à faire confiance à des technologies qui prétendent pouvoir combattre l’incertitude en anticipant le pire des futurs et en le corrigeant avant qu’il n’advienne. La liste des technologies et surtout leur mise en réseau est maintenant considérable et nous n’en connaissons au quotidien que quelques rares éléments : Passengers Name Records dans les aéroports, visas d’entrée et de sortie électronique, passeports avec identifiants biométriques dynamiques, blocage de cartes de crédit à l’étranger, etc. Pourtant, la panoplie s’étend de la surveillance des conversations jusqu’aux drones visant à tuer à distance, en passant par des reconfigurations des états psychologiques de consommation et de citoyenneté 5. Sans même parler des pratiques illégales qui ont accompagné cette recherche d’information tout azimut – attribuées le plus souvent à des agents trop zélés – la logique même qui sous-tend le système est problématique au regard des libertés publiques. En effet, ces échanges de données à l’échelle transnationale ont eu tendance à décontextualiser les informations, à les agréger de manière parfois erronée, et à créer des erreurs de jugement entraînant des conséquences humaines graves pour les individus qui en sont victimes.
De la libre circulation au contrôle permanent (PDF)
Ilsenq About
Le rôle des migrations tsiganes transfrontalières dans l’évolution des réglementations anti-tsiganes en Europe, entre 1880 et 1939, demeure encore largement méconnu. L’étude du cas français montre comment cette population minoritaire focalisa progressivement l’attention des autorités entre la fin du Second Empire et le milieu de l’entre-deux-guerres. Durant cette période, marquée par l’adoption de mesures restrictives en matière de circulation des populations tsiganes et par la constitution d’une catégorie policière et administrative des « nomades », le contrôle des étrangers s’impose toujours davantage comme une priorité. Cette étude observe comment le franchissement des frontières et la circulation des Tsiganes réputés étrangers justifie les manifestations d’hostilité et d’intolérance à l’égard des Tsiganes en général, provoque un durcissement général des réglementations et justifie l’adoption de mesures de plus en plus contraignantes de contrôle et d’identification. Le motif de la circulation tsigane transfrontalière met également en évidence l’enjeu représenté par l’échange des données individuelles à l’échelle locale ou nationale ; la construction d’une « question tsigane » en Europe de l’Ouest durant cette période accompagne également l’amorce d’une coopération transnationale au niveau policier, entreprise notamment par la Suisse lors du projet non réalisé de conférence internationale en 1909 ou lors de l’accord tripartite France-Belgique-Luxembourg réalisé en 1932.
La lutte contre l'argent sale au prisme des libertés fondamentales : quelles mobilisations ? (PDF)
Anthony Amicelle, Gilles Favarel-Garrigues
La surveillance des flux de capitaux s’apparente à une « gouvernementalité de la mobilité » qui érige les institutions bancaires en filtres protecteurs de l’architecture financière internationale. Ces filtres procèdent à l’évaluation différentielle des risques devant mener à l’exclusion des flux « illégitimes » sans obstruer la fluidité systémique des mouvements d’argent. De cette gestion sécuritaire des flux financiers, basée sur l’identification de catégories à risque et la mise au ban des opérateurs illégitimes, découle une série de mises en tension au regard des libertés fondamentales qui mérite d’être étudiée. Dans une perspective de « sociologie de la critique », l’article propose d’examiner la publicité accordée à certaines transgressions de normes, avérées ou supposées, et à l’inverse le peu de réactions suscitées par d’autres. Les pratiques de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, ainsi que leur impact sur les droits fondamentaux se distinguent en effet par une visibilité variable qu’il s’agit de rendre intelligible. Pour ce faire, l’article s’articule autour de trois cas de figure, à savoir l’imposition de sanctions économiques ciblées (« listes noires »), la communication transnationale de données personnelles (« l’affaire SWIFT ») et la délégation à des acteurs privés de prérogatives policières.
Les conséquences de la guerre contre le terrorisme sur le monde des ONG (PDF)
Francois Lenfant, Lie van Broekhoven, Frank van Lierde
Les ONG nationales et internationales travaillant dans des situations de conflit sont confrontées à un nombre important de dilemmes, notamment celui de leur positionnement vis-à-vis des gouvernements. Cette tension a été exacerbée par le contexte de la guerre contre le terrorisme comme le démontrent les témoignages recueillis au cours d’échanges avec des représentants d’organisations de la société civile de différents pays d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie. L’impact des mesures anti-terroristes sur les ONG couvre des domaines divers tels que la politisation des critères du financement, la stigmatisation et le durcissement des contrôles, le placement sur des listes terroristes répondant à des critères arbitraires, ainsi que des faits de violence physique et psychologique à l’encontre des leaders d’ONG considérées abusivement comme suspectes ou dissidentes. Un grand nombre de régimes répressifs profitent de la guerre menée contre le terrorisme pour accentuer leurs contrôles sur les ONG. L’agenda anti-terroriste international défini sous l’égide de l’administration des Etats-Unis durant la présidence de George W. Bush a servi les agendas sécuritaires nationaux, notamment en légitimant des mesures de restriction du champ d’action des ONG. La question fondamentale qui se pose est de savoir si le vaste arsenal de mesures anti-terroristes déployé est conciliable avec la liberté d’association qui constitue un des piliers de la vie démocratique.
Sécurité et traitement des données personnelles (PDF)
Mathijs Le Rutte
La menace du terrorisme conduit fréquemment les gouvernements et leurs agences de renseignement à avoir recours à un éventail de techniques d’enquête spéciales, telle que la collecte d’informations à grande échelle, qui concernent particulièrement les personnes soupçonnées d’activités criminelles comme le terrorisme. En plus des répercussions importantes qu’elles entraînent sur la population en général, ces entreprises d’identification touchent en particulier les demandeurs d’asile et les réfugiés. En effet, ces personnes ont besoin de la protection d’Etats autres que celui dont ils sont ressortissants, et leur sécurité dépend de leur capacité à circuler et à voyager. La vulnérabilité des demandeurs d’asile et des réfugiés est d’autant plus marquée qu’ils dépendent de procédures imposées et qu’ils ont généralement un accès limité au contrôle et aux recours judiciaires. Cet article entend surtout attirer l’attention sur la manière dont ces évolutions risquent d’entraîner des effets négatifs sur les demandeurs d’asile et les réfugiés.
Rocco Bellanova, Paul de Hert
Le 8 décembre 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a prononcé un arrêt décisif concernant la requête d’effacement des données personnelles (empreintes digitales, échantillons et profils ADN) des deux citoyens britanniques S. et Marper, conservées dans les banques des données de la police. La conservation illimitée des données de personnes non condamnées est reconnue comme une violation du droit à la protection de la vie privée. Or, compte tenu du système technologique mobilisé et des pratiques policières dont il est question, l’arrêt devient encore plus important car il fixe des limites à la « simple conservation » des données privées et en souligne le caractère stigmatisant. Ainsi, la CEDH paraît identifier une possibilité de limiter les effets de la surveillance, aussi « soft » ou « smart » soit-elle.
Pierre Piazza, Alex Turk
C&C : Selon vous, quelles sont les raisons qui expliquent actuellement l’amplification et l’accélération du processus de collecte, de circulation et d’échange de données personnelles à l’échelon transnational ? Alex Türk :Ce développement massif des échanges d’information m’apparaît tout d’abord lié aux avancées du progrès technologique. En matière informatique, cette accélération se traduit par des capacités grandissantes de collecte et de stockage de données personnelles, elles-mêmes de plus en plus diverses (données biométriques ou génétiques, données de réservation, antécédents judiciaires, etc.). Elle se traduit également par une interopérabilité croissante des systèmes d’information ou des données qui y sont enregistrées, ce qui en facilite naturellement la circulation. Une autre caractéristique du progrès technologique est que ses effets sont marqués par une propension à s’universaliser, à se globaliser. Dans le domaine du traitement informatique de données, cela se traduit, bien sûr, par le formidable essor des délocalisations de traitements et l’émergence, dans des pays jusqu’alors peu impliqués dans le traitement de l’information, d’activités de développement logiciel, de sous-traitance et de maintenance à distance. La maîtrise, par les Etats-Unis, des modes de traitement et d’organisation de l’information (systèmes d’exploitation, logiciels, outils de recherche, etc.), conduit également à multiplier les échanges de données à destination de ce pays.
Stephan Davidshofer, Dick Marty
Cet entretien a été réalisé avec Dick Marty qui a maintes fois été activement confronté – au long de sa carrière de Parlementaire mais également de magistrat – à la défense de l’Etat de droit et des libertés civiles. Cet entretien porte notamment sur les suites de son action en tant que rapporteur pour le compte du Conseil de l’Europe sur l’affaire dite des prisons secrètes de la CIA en Europe dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » depuis les attentats du 11 septembre 2001 2, ainsi que sur son « actualité » visant à replacer la défense de l’Etat de droit au centre des enjeux de la lutte contre le terrorisme. C&C : Les travaux menés au sein de la Commission d’enquête sur les détentions secrètes et les transferts illégaux au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe que vous avez présidée, ont non seulement permis d’établir l’existence de centres secrets de détention en Roumanie et Pologne, mais également d’attirer l’attention sur des cas emblématiques de personnes directement affectées par des procédures d’« extrordinary rendition ». A la suite de la visibilité acquise par ces cas et de l’entrée en fonction de la nouvelle administration du président Barack Obama, qu’en est-il du suivi judiciaire de ces dossiers ?
« Quartiers de contestation... quartiers d'exclusion » (PDF)
Gulcin Erli Lelandais
À partir d’une recherche menée dans deux quartiers d’Istanbul, cet article se propose d’étudier, d’une part, les nouvelles politiques urbaines s’appuyant sur de vastes projets de restructuration et d’aménagement de quartiers entiers, ainsi que leurs répercussions sur la recomposition socio-spatiale des villes, et de l’autre, les formes de résistance populaire qu’elles suscitent. Il apparaît en effet que la logique implicite, comme les effets pratiques de ces politiques concourent à l’exclusion des populations vivant dans les quartiers considérés. Les différents acteurs publics qui conduisent ces projets d’aménagement au niveau national, comme au niveau local, les utilisent ainsi pour poursuivre des politiques de mise à l’écart de minorités ou de dissidents politiques. Alors que les Roms de Sulukule et les « communistes » de 1 Mayis s’étaient appropriés leur quartier comme des lieux inséparables de leur identité, ces tentatives de les en déposséder ont entraîné des mobilisations collectives de grande ampleur. Celles-ci s’analysent à la fois comme des tentatives de protection de véritables « espaces-identités », et comme un mouvement de politisation de ces populations stigmatisées.