CIAO DATE: 04/2014
Volume: 73, Issue: 0
Spring 2009
Logiques de marquage : murs et disputes frontalières (PDF)
Didier Bigo, Riccardo Bocco, Jean-Luc Piermay
Dans le registre des frontières, le thème des marquages et des disputes fait référence à des situations chaudes, sinon brûlantes, souvent fortement médiatisées. Il évoque Israël et la Palestine, le Moyen-Orient, Berlin, l’Irlande du Nord, les ruptures entre le Nord et le Sud de la planète auxquelles se heurtent les migrants internationaux et toutes les frontières qu’Evelyne Ritaine liste dans sa contribution. Le Mur (sous-entendu, c’était une évidence, celui de Berlin) fut l’archétype de ces frontières vives 1. Peut-être n’a t-il été que le précurseur d’une forme spatiale renouvelée s’inscrivant de manière très novatrice dans la vie des sociétés. Les enjeux terminologiques et taxinomiques, souvent de véritables « appellations contrôlées », sont en tout cas multiples, à la fois juridiques et symboliques, comme l’ont bien révélé le débat sémantique entre « mur » et « barrière » dans les Territoires palestiniens occupés, ou celui sur les softening strategies à Belfast – formes de banalisation des dispositifs de séparation – qui a finalement permis d’étiqueter ces derniers comme « peacelines ».
La barrière et le checkpoint : mise en politique de l'asymétrie (PDF)
Evelyne Ritaine
En considérant tous les murs de séparation contemporains (frontières blindées, lignes de cessez-le-feu outrepassées, séparations urbaines, gated communities) comme des gestes comparables (processus de blindage d’une limite territorialisée, destinés à contrôler la circulation des personnes), que peut-on apprendre de leur sens politique dans le contexte de la globalisation ? Le blindage contemporain de la limite territorialisée apparaît comme une réponse asymétrique à la perception d’un péril asymétrique. En se préoccupant d’« enfermer dehors » les indésirables, c’est-à-dire de prévenir un danger asymétrique, cette politique du Mur crée un espace public asymétrique. Asymétrique par le pouvoir de décision de la séparation que s’arroge l’une des parties, la plus puissante, tandis que l’autre est séparée de fait. Asymétrique par le pouvoir de contrôle qui se déploie ainsi, incarné par une lourde technologie militaro-policière, dans le triage des personnes - de leurs statuts. Asymétrique par le pouvoir de catégoriser qui vient légitimer la séparation, en définissant un espace de la sécurité et un espace du risque, un statut de reconnaissance et un statut de suspicion, une liberté de circulation et une limitation de la liberté de circulation, une reconnaissance de la dignité et une imposition de l’humiliation.
L'externalisation des frontières des « Nordsanbsp;» dans les eaux des « Suds » (PDF)
Cedric Audebert, Nelly Robin
L’article compare les dispositifs de contrôle des émigrations caribéenne et subsaharienne par bateau et met en parallèle la notion d’externalisation en économie dans le cadre de la mondialisation avec la gestion des mouvements migratoires. La maritimisation croissante de l’émigration des Antillais vers les Etats-Unis depuis trois décennies et celle, plus récente, des Subsahariens vers l’Europe répondent au durcissement des politiques migratoires des Nords et à la mise en place de dispositifs frontaliers de plus en plus sophistiqués. Cette similitude de choix politique s’incarne dans ce que l’on considère aujourd’hui comme une “externalisation”des frontières des pays du Nord. La comparaison des deux espaces migratoires peut aider à comprendre cette transposition de vocabulaire de l’économie à la géopolitique et à mieux cerner les implications des politiques en question sur la dynamique des flux.
Après le mur : les représentations israéliennes de la séparation avec les Palestiniens (PDF)
Cedric Parizot
Cet article analyse dans quelle mesure et selon quelles modalités le mur de séparation construit autour de la Cisjordanie, depuis 2002, a créé chez la population israélienne l’image d'une séparation entre elle et la population palestinienne. Cette question se pose dans la mesure où la construction de cet édifice reste encore largement inachevée et où les dispositifs de contrôle déployés par Israël maintiennent sa présence au cour de la Cisjordanie et, donc, des deux côtés du mur. Partant d'enquêtes ethnographiques des pratiques de l'espace et d'observations des dispositifs de contrôle israéliens déployés depuis 2002, cet article montre qu'en tant que projet et en tant qu'édifice très médiatisé, le mur est bel et bien devenu un support de projections pour les Israéliens des villes côtières et du centre du pays. Ces projections sont favorisées non seulement par la méconnaissance du tracé de la barrière et de sa discontinuité, mais surtout par l'efficacité de dispositifs de « contrôle à distance », moins médiatisés, qui ont assuré la chute du nombre d'attentats et ainsi contribué à restaurer un sentiment de souveraineté sur le sol israélien. Cette étude permet donc d’apprécier combien des mécanismes de contrôle inscrits dans des formes de territorialités post-modernes (régime de mobilité, police à distance, etc.) peuvent renforcer, au sein d'une population, des représentations territoriales de type moderne. Enfin, cette recherche invite à relativiser le rôle de la matérialité des frontières dans la construction de ces mêmes frontières. Car, si le mur fonctionne comme un support de projection pour les populations israéliennes qui en sont éloignées ; il perd en revanche son rôle de marqueur spatial pour les populations qui résident à ses marges, en raison des multiples dispositifs de contrôle sécuritaire qui s'y superposent.
Les peacelines de Belfast, entre maintien de l'ordre et gestion urbaine (PDF)
Florine Ballif
Face aux désordres incontrôlables de l’été 1969, l’armée érige une peaceline sur les limites des quartiers confessionnels, dans l’inner city de Belfast, lieu de résidence des communautés ouvrières catholiques et protestantes. Avec l’installation dans la durée de ce conflit de “faible intensité” puis la recrudescence des conflits micro-locaux à partir des années 1990, la police érige d’autres murs. Nous tenterons d’expliquer les nombreux paradoxes de la construction et de la pérennisation de ces dispositifs, notamment le décalage apparent entre la multiplication des murs et le processus politique de résolution du conflit. Instrument de maintien de l’ordre à la fin des années 1960, instrument de régulation de la différence socio-politique dans les années 1980 et 1990, la “peaceline” devient un vestige actif dans le processus de paix des années 2000.
Karine Bennafla
La commune d’Anjar (5000 hab.) se situe en position frontalière dans la plaine de la Békaa, sur la route Beyrouth - Damas ; elle fut le siège du centre de commandement des Forces syriennes au Liban de 1984 à 2005. Née en 1939 d’un camp de réfugiés chrétiens arméniens originaires du sandjak d’Alexandrette, la bourgade est le siège d’un conflit d’appropriation foncière depuis la fin des années 1990. Ce conflit oppose la municipalité et les instances islamiques (awqaf) de Barr Elias à propos de la propriété d’une colline. Ce litige montre la transcription au sol des frictions communautaires et des stratégies identitaires, avec pour corollaires l’élaboration d’une frontière locale et un conflit de mémoire, celle du lieu disputé. La gestion de ce conflit est révélatrice de la complexité du jeu politique libanais et des relations syro-libanaises.
Cercueils fluides (PDF)
Alessandro Dal Lago
Ils ont quitté l’Afrique la veille de Noël pour partir à la recherche d’une vie meilleure en Europe. Au lieu de cela, le bateau à bord duquel ils se trouvaient a conduit les migrants à la mort, allant à la dérive sur 2000 miles à travers l’Océan Atlantique jusqu’à l’île Barbade dans les Caraïbes. 2Lorsqu’un pêcheur a trouvé l’embarcation le 30 avril, les corps des 11 jeunes qui étaient à bord étaient pratiquement momifiés sous l’effet du soleil et de l’air marin. Avant de mourir, l’un d’entre eux avait écrit un billet d’adieu : « J’aimerais que ma famille, à Bassada (Sénégal), puisse avoir un peu d’argent. Je vous prie de m’excuser, adieu. » [...]
Populisme et politique (PDF)
Rada Ivekovic
Nous entrevoyons plus rapidement que nous ne le pensions les limites de la civilisation occidentale moderne, dont avait si magistralement parlé Radomir Konstantinovic dans son livre prophétique La Philosophie de bourg 1. Selon lui, à vouloir épargner à tout le monde la politique et la subjectivation, on se dirige tout droit vers la dépolitisation et la violence (il a rédigé son ouvrage durant la Guerre froide, mais ses propos sont valables au-delà du grand partage de l’époque et de la modernité). Selon lui, on se dirige également vers ce que l’on appelle ailleurs le « populisme ». Nous verrons dans cette chronique, avec Ernesto Laclau, qu’il existe une autre lecture de ce terme. Lors de la rédaction du livre de Konstantinovic, nous n’étions pas encore sous le règne de la gouvernance. Le mur de Berlin tomberait des deux côtés et, après l’écroulement instantané des régimes communistes, s’effondrent à leur tour, à retardement, les libertés en Occident. La gouvernance capitaliste reproduit les pires des effets de la pensée unique que le « monde libre » reprochait autrefois au camp adverse.