CIAO DATE: 04/2014
Volume: 68, Issue: 0
Winter 2007
Editorial. Circulation et archipels de l'exception (PDF)
Didier Bigo
Ce numéro de Cultures & Conflits n’est pas un numéro thématique, contrairement à notre habitude. Néanmoins, malgré l’hétérogénéité de contributions venant de divers colloques et de textes proposés spontanément à la revue, il existe une sorte de fil d’Ariane qui court entre les articles et qui est sans doute le reflet du monde contemporain ainsi que des préoccupations de nombre de chercheurs quant aux implications de certaines pratiques sur les libertés contemporaines 1. Ce fil d’Ariane concerne la circulation des personnes, leur droit et leur capacité de mouvement à l’échelle internationale, leur liberté et leur désir de bouger ou de pouvoir rester sur place, et la volonté de contrôle des gouvernements – y compris démocratiques – de tracer les mouvements browniens de ces individus, de filtrer et trier ceux qui sont désirables et ceux qui sont indésirables, de recenser et garder en mémoire ces mouvements. Cela a pour but non seulement de fixer dans les bases de données le rapport que chaque individu a avec la circulation transfrontalière, mais aussi d’en tirer des leçons afin de construire des profils de personnalités, inconnues mais néanmoins considérées par analogie avec d’autres cas, comme présentant des risques : risques à la santé publique, à l’économie et aux bénéfices sociaux reçus par les citoyens et les personnes régulièrement entrées sur le territoire d’un Etat, à la sécurité publique. Ce risque, construit comme un calcul rationnel évaluant le comportement d’individus inconnus à travers des critères de dangerosité, analysé ex-post, à partir de cas précis du passé, tend à structurer une volonté de contrôle du futur des mouvements individuels, une volonté d’anticipation des trajectoires avant même qu’elles ne se réalisent.
Archipel de l'exception (PDF)
Josep Ramoneda
L’exception est une expression du caractère arbitraire du pouvoir 1. Zygmunt Bauman l’a expliqué dans sa lecture du livre de Job 2. Le pouvoir ne peut jamais être entièrement régulé parce qu’il perdrait sa principale force, celle qui découle de son caractère capricieux, extravagant, imprévisible. L’Etat moderne s’est construit sur le principe de souveraineté. Celui-ci accorde le dernier mot à la citoyenneté et trouve dans la loi la façon de limiter le pouvoir de ceux qui gouvernent par délégation ; il détermine les frontières physiques du pouvoir politique de la souveraineté. Nul besoin d’être particulièrement nietzschéen pour comprendre que la volonté des grands pouvoirs est d’échapper au contrôle des citoyens et de s’approprier le droit d’avoir le dernier mot. Cette tentative s’appelle le principe d’exception. Et c’est une constante de l’exercice du pouvoir tout au long de l’histoire.
Réinventer l'Europe. Une vision cosmopolite (PDF)
Ulrich Beck
L’Europe ne peut devenir un Etat ni une nation, et elle ne le fera pas. Elle ne peut donc être pensée en termes d’Etat-nation 1. Le chemin vers l’unification de l’Europe ne passe pas par l’uniformisation, mais plutôt par la reconnaissance de ses particularités nationales. La diversité est la source même du potentiel de créativité de l’Europe, le paradoxe étant que la pensée nationaliste peut être le pire ennemi de la nation. L’Union européenne est plus à même de faire avancer les intérêts nationaux que ne le feraient les nations en agissant seules.
La forme-camp. Pour une généalogie des lieux de transit et d'internement du présent (PDF)
Federico Rahola
Cet article s’interroge sur le sens que peuvent revêtir les camps, ces lieux du provisoire qui finissent par devenir les territoires permanents des sujets destinés à les habiter et sur l’espace politique auxquels nous devons les relier. Nous avons atteint un point de non-retour pour lequel l’exil, en tant qu’expérience de persécution spécifiquement individuelle, motivée par des facteurs aberrants mais toujours liés à la biographie individuelle parle de quelque chose que nous ne sommes plus. Aujourd’hui, le statut individuel des sujets « déplacés » est le plus souvent effacé et reconduit systématiquement à des catégories totalisantes qui, dans le lexique du droit international et humanitaire, correspondent à une poignée de truismes : « internally displaced » (déplacés), « asylum seekers » (demandeurs d’asile), « temporary refugees » ou réfugiés de « prima facie » (individus objectivement persécutés dans leur pays de provenance auxquels on accorde l’asile temporaire), jusqu’aux migrants, « économiques » ou non, « réguliers » ou non – et ici le lexique semble perdre son caractère procédural ostentatoire puisqu’il a recours au terme plus connotatif d’« illegal aliens » (étrangers en situation irrégulière). Ce ne sont que des mots, mais ces définitions finissent par produire ce qu’elles indiquent.
Demandez le programme ! Quelques réflexions sur l'« Extraordinary Rendition Program (PDF)
Alain Brosset
Dans ce texte est analysé l’Extraordinary Rendition Program mis en place par l’administration américaine dès avant le 11 septembre 2001 en tant que dispositif mondial de disparition. Il s’agit de montrer comment fonctionne cet outil au service d’une politique de l’exception furtive, émancipée des contraintes de la territorialité et des règles traditionnelles attachées au respect des souverainetés.
Le monde-frontière. Le contrôle de l'immigration dans l'espace globalisé (PDF)
Paolo Cuttitta
Loin de marquer la fin des frontières, l’ère de la mondialisation met plutôt en lumière le processus continu de redéfinition de leurs formes et de leurs modalités opératoires. Cela est particulièrement visible dans le champ des contrôles de l’immigration. Le pouvoir territorial y opère à travers une double modalité. D’un côté, il agit directement sur ses frontières territoriales, en les diversifiant et en délocalisant l’action dans l’espace : les points constitutifs de la ligne de frontière sont clonés, multipliés et projetés en deçà et au-delà de la ligne même, en produisant un effet de flexibilisation introvertie ou extravertie de la frontière. La frontière peut ainsi passer de frontière fixe à frontière mobile, de matérielle à immatérielle, de linéaire à punctiforme ou zonale. D’un autre côté, le pouvoir territorial investit la sphère des frontières représentées par les statuts, par les conditions personnelles de migrants, en mettant en relief non seulement les différents statuts déjà existants, mais en les multipliant, en en remodelant les contours et en en différenciant les contenus.
L'externalisation dans le domaine des visas Schengen (PDF)
Gerard Beaudu
L'externalisation, stratégie courante dans la gestion des entreprises privées, touche désormais les administrations publiques. Depuis peu, les consulats eux aussi recourent de plus en plus à des prestataires de services extérieurs auxquels ils confient des tâches qui relevaient jusque là de leur activité visas. L’article décrit de façon détaillée la réalité de l'externalisation dans le domaine des visas Schengen. Au-delà de la présentation factuelle, l'auteur met en lumière les motivations de l'externalisation et attire l'attention sur une série de problèmes juridiques et politiques qui vont de pair avec ce phénomène : respect du droit communautaire, intérêt des demandeurs de visas, dépendance vis-à-vis des prestataires, protection des données, rapports avec les pays tiers. L'analyse est centrée sur la politique des Etats Schengen mais elle inclut également des développements révélateurs sur l'expérience du Royaume-Uni dans ce domaine.
Economies criminelles et mondes d'affaire à Tanger (PDF)
Michel Peraldi
Cet article, basé sur un premier terrain dans les milieux d’entrepreneurs légaux et illégaux dans la métropole tangéroise, cherche à prendre la mesure réelle de la place qu’occupent les économies criminelles dans les économies urbaines et, surtout, comment définir la consistance propre des mondes qu’elles occupent, leur place et statut dans l’univers métropolitain. Lieu d’un programme public de développement et d’aménagement, combinant divers étages économiques légaux (tourisme, secteur textile délocalisé, portuaire) et illicites (contrebande, drogues) dans une métropole frontalière en voie de transnationalisation, la métropole Tanger Tétouan constitue un bon moyen d’analyser les relations entre naissance d’un cycle capitaliste et émergence d’acteurs économiques non conventionnels, comme des relations que ces mondes et acteurs entretiennent avec les économies « vertueuses ».
Miriam Perier, Benoit Cailmail
La crise politique liée à l’émergence du mouvement maoïste en février 1996 et à ses relatifs succès a plongé le gouvernement et la démocratie fragile du Népal dans une sorte de décadence et de chaos. Les institutions politiques n’ont été que davantage fragilisées par ce conflit qui a forcé leur retrait des zones rurales. Cette perte de contrôle et de légitimité des instances politiques, incapables de régler la crise par la voie politique de la négociation, ont offert à l’armée et au roi, son chef suprême, des pouvoirs renforcés et difficiles à contester – tant du point de vue national, régional, qu'international –, du moins au départ. Mobilisée au bout de sept années de conflit, l’armée royale avait pour fonction initiale d’engager et de permettre des négociations avec les rebelles. Or, rapidement, son rôle répressif a remplacé le reste… Comme nous le verrons dans cet article, le Népal témoigne de l'interconnexion du local et de l'international, particulièrement pour ce qui est des effets des politiques internationales initiées par quelques Etats, sur des populations locales pourtant a priori totalement déconnectées du « terrorisme international » et de la lutte qui est menée contre ledit phénomène. Nous montrerons les conséquences de l'application du label terroriste aux rebelles maoïstes, en termes d'aide internationale, de relations régionales et de vie locale. Le Népal représente un excellent exemple de l'impossibilité d'aborder un conflit dit « périphérique » sans toutefois observer les liens régionaux et internationaux souvent au cœur des dynamiques de la violence.
Panorama des théories des relations internationales. Contester pour innover ? (PDF)
Emmanuel-Pierre Guittet, Amandine Sherrer
Si on ne compte plus les ouvrages proposant en langue française des « introductions » aux relations internationales ou encore des « dictionnaires » éponymes, aucun ouvrage – à de rares exceptions près – n’avait alors jusqu’ici traité exclusivement, en français, des développements théoriques de la discipline des relations internationales. Pourtant, de tels réflexions et débats ont fait l’objet d’une production livresque qui a connu un essor considérable ces cinquante dernières années dans le milieu académique anglophone. Une des raisons manifestes de ce quasi-silence éditorial, particulièrement en France, réside sans nul doute dans la structuration même du champ universitaire français qui peine à accorder aux relations internationales un statut de discipline à part entière. Il existe certes une tradition d’histoire des relations internationales, comme il existe un grand nombre d’ouvrages sur le droit international (public ou privé) et un intérêt clair – et non des moindres – des sciences politiques pour les cadres, les actions et les acteurs de la scène internationale. Cependant, il faut bien reconnaître ici que les relations internationales n’ont été le plus souvent traitées que comme des excroissances de ces disciplines maîtresses que sont l’histoire, le droit et les sciences politiques 1. Le fait de parler de théorie des relations internationales a souvent suscité des moqueries ou, tout du moins, des interrogations et une forme de scepticisme partagée par les tenants de la vieille garde du monde académique. Il y a là un paradoxe, en tous les cas pour la science politique, à la vue de sa propre histoire d’émancipation académique envers le droit. Plus généralement, il y a là une incompréhension envers une discipline des relations internationales qui, vieille de cinquante ans, afficherait des prétentions théoriques et un langage jargonnant. Les relations internationales sont en effet le plus souvent présentées sous des formes thématiques (équilibre des puissances, sécurité internationale, etc.) et sectorielles (économie internationale, politique étrangère, etc.), mais plus rarement sous l’angle de leurs théorisations. Produire un livre de théories propres aux relations internationales en langue française relèverait-il ainsi de la provocation ou de la mystification ? Il existe pourtant un vide en la matière quand on considère le nombre incalculable de manuels de théories des relations internationales publiés chaque année en langue anglaise, qui montrent une vitalité intellectuelle indéniable et une préoccupation complexe mais cohérente pour se donner les moyens de penser l’international, ses situations, ses acteurs et les facteurs endogènes et exogènes de leurs actions et/ou de leurs inactions.
Histoires peintes. Des artistes au camp de Beddawi (PDF)
Amanda S. A. Dias
« La peinture, même le dessin, c’est un art qui aime expliquer les problèmes aux peuples ; sinon ce n’est pas de l’art. Il faut chercher les manières de résoudre ce problème. Les difficultés pour vivre, la position économique, la pauvreté… Comment peut-on l’expliquer ? Par exemple, l’auteur écrit : c’est un art, c’est l’art d’écrire ; le poète fait un poème : c’est un art ; les gens du théâtre, les artistes du théâtre font des pièces pour résoudre un certain problème. Donc les peintres, ils doivent s’interroger sur les problèmes qu’ils rencontrent. Pour moi, quel est le problème le plus important ? C’est le problème de la Palestine. Je parle du problème palestinien. Mais à l’aide des personnes. Et tu vois que tous les tableaux parlent, ou bien cherchent à résoudre, ou à faire comprendre, le problème palestinien. […] Comment me demander d’oublier le problème principal de ma vie ? Je pense que tu as vu que je pleure lorsque je parle de comment j’ai quitté la Palestine. Comment me demander de quitter et d’oublier mon pays ?