Columbia International Affairs Online: Journals

CIAO DATE: 11/2008

Jacobinisme vs. industrie culturelle médiatisation de la violence en France et au Brésil

Cultures & Conflits

A publication of:
Cultures & Conflits

Volume: 59, Issue: 0 (Fall 2005)


Eric Mace
Angelina Peralva

Abstract

Cet article examine les conditions dans lesquelles, au cours des vingt dernières années, les journalistes français et brésiliens ont transformé « la violence » en une importante thématique des "prestige papers", dont elle était pratiquement exclue auparavant. Ce changement est mis en relation avec la nouvelle importance acquise par une information de masse standardisée et destinée à un public très large ; mais semble être l'effet, également, d'une déprise des rapports et des acteurs sociaux sur la vie politique.

 

This article examines the conditions under which, during the last twenty years, French and Brazilian journalists have transformed « violence » into a major subject for « prestige papers », from which it was practicaly excluded before. This change is referred to the new importance acquired by standardized mass information ; but it seems also to be the effect of a relinquishment of social relations and of social actors from political life.

Full Text

Au regard des près de 50 000 homicides enregistrés tous les ans au Brésil par le ministère de la Santé (base de données DATASUS), pour la plupart commis dans de grandes villes et les régions métropolitaines les plus peuplées, la violence dite « urbaine » apparaît en France limitée, sporadique, plus proche de la délinquance et de l'incivilité que du crime1. Le même mot ne désigne pas, ici et là, des faits comparables ; ici et là, ces faits sont pourtant à l'origine d'une égale et intense mise en scène médiatique. C'est à ce travail de construction des représentations par l'activité des journalistes que s'intéresse cet article. L'ordinaire de la violence n'y sera pas évoqué, ou seulement de façon indirecte et sommaire2. Notre propos est autre. Il s'agit, tout d'abord, d'examiner les changements intervenus au niveau des pratiques journalistiques, en lien avec ceux qui touchent les conditions générales de construction du débat public et la dynamique démocratique. Il s'agit, ensuite, d'examiner le nouveau statut de la « violence » en tant qu'enjeu du débat médiatique, et la manière par laquelle le journalisme s'approprie cet enjeu, objet désormais d'un traitement élargi à de nouveaux publics. La mise en parallèle (plus que la comparaison stricto sensu) des situations brésilienne et française est suggestive d'une même évolution générale à un moment où nos sociétés deviennent, à leur corps défendant, des démocraties de masse.

De ce dernier terme, deux significations principales sont à retenir : d'un côté, celle qui concerne l'importance acquise par une information « de masse », standardisée et destinée à un public très large ; mais de l'autre, aussi, celle qui concerne les effets d'une déprise des rapports et des acteurs sociaux sur la vie politique, dont une des traductions majeures est la montée en puissance de leur double mou et caricatural, « l'opinion publique ». Au lieu d'être les vecteurs d'un sens autonome véhiculé par les acteurs sociaux du débat public, les journalistes sont souvent poussés à prendre les devants sur un public au profil social indéterminé, saisi dans ses dimensions de passivité et de peur. En France comme au Brésil, l'entrée en force de « la violence » dans l'espace médiatique s'est effectuée en rapport avec une conjoncture ainsi définie : alors qu'acteurs et mouvements sociaux se retiraient de la scène publique, pour ne s'y maintenir souvent que sous une forme mineure et dégradée, les pratiques journalistiques se « professionnalisaient », la base technique constitutive de l'espace médiatique s'élargissait, ses logiques de fonctionnement devenant de plus en plus dépendantes des contraintes de format. Malgré ces tendances générales communes, la médiatisation des violences au Brésil et en France correspond à deux types idéaux distincts : celui des industries culturelles, dans le cas du Brésil ; celui du jacobinisme, dans le cas de la France.

Dynamique démocratique et pratiques journalistiques

Les grandes tendances qui marquent l'évolution du journalisme sous l'emprise des médias de masse ne diffèrent pas de façon significative d'un endroit à l'autre, même si cette évolution s'effectue selon des temporalités hétérogènes. Le cas brésilien est intéressant, dans la mesure où une inflexion importante des pratiques journalistiques, dans les années 1980, coïncide avec le retour à la démocratie, défini par l'institutionnalisation de la vie politique (élections libres, liberté d'expression) mais aussi, tout autant, par le retrait des acteurs et des mouvements sociaux qui avaient incarné le sens général de la lutte contre la dictature. En France, la rencontre de ces deux logiques - professionnelle et sociopolitique - a été décalée et peut-être moins brutale. Mais elle ne devient pas moins visible dans les années 1980, et surtout 1990, lorsque les enfants de l'immigration ont été projetés dans la vie publique à l'aide d'une mise en scène spectaculaire de la violence.

Le cas brésilien

La presse a longtemps été un acteur politique central de la vie brésilienne, participant de façon très active à la critique de la plus longue période ouvertement dictatoriale de l'histoire du pays : depuis le coup d'état de 1964 lorsque, à Rio de Janeiro, Correio da Manhã (un journal qui avait pourtant soutenu le renversement du président Goulart par l'armée) est devenu le principal organe d'opposition au régime militaire ; jusqu'aux moments qui ont précédé le retour institutionnel à la démocratie, comme lors de la campagne pour des élections présidentielles au scrutin direct, vingt ans plus tard, où Folha de S. Paulo a joué un rôle de premier plan. Cette orientation politique très affirmée de la presse se comprend d'autant mieux que le journalisme a été longtemps en butte aux limites imposées à la liberté d'expression.

Sous la dictature, une transformation profonde de la presse a eu lieu : censure, incarcération de journalistes, et une pression économique qui a entraîné la disparition de beaucoup de titres, la réadaptation de certains autres - mais qui a surtout induit la reconstruction du journalisme en général dans le cadre plus large de ce que l'on appelle aujourd'hui les « médias » de masse. Après le coup d'état de 1964, la presse de soutien au gouvernement déchu a été immédiatement visée. A Rio de Janeiro, les locaux du journal Última Hora ont été envahis et cassés. La censure a été rétablie. Ayant soutenu le coup d'état, Correio da Manhã a pu disposer d'une plus grande marge de manoeuvre devenant pour un temps la place forte de la critique à la dictature. Mais assez vite la suppression des contrats de publicité a conduit le journal à l'asphyxie et, avec le durcissement du régime, décision a été prise de le vendre ; sa disparition définitive n'a pas tardé.

L'événement capital de cette période, c'est néanmoins la formation de la chaîne de télévision Globo, qui inaugure dans le pays l'ère de la culture de masse. S'appuyant sur une révolution entreprise par l'Etat dans le domaine des télécommunications, elle a été l'instrument de l'articulation, sur de nouvelles bases, d'un marché consommateur connecté aux fonctions du marketing (une activité dont elle a également favorisé l'expansion). L'avènement de la chaîne Globo marque en même temps la naissance d'un nouveau type de journalisme, qui va se projeter par la suite sur l'ensemble de la presse écrite. En 1969 son « Journal National » a commencé à être diffusé par un réseau d'émetteurs associés sur l'ensemble du pays. En 1980, la part d'audience de Globo se situait entre 53,8% et 84,7%, avec en moyenne 70% d'écoute sur tous les appareils allumés et deux tiers des parts du marché publicitaire destiné à la télévision. Malgré une diversification importante de l'espace télévisuel brésilien et des changements significatifs au niveau des logiques de réception au cours des années 1990, faisant croire à bien des observateurs que Globo pourrait se trouver sur une pente déclinante, la chaîne garde toujours près de 40% de parts de marché ce qui la situe très au-dessus de ses concurrentes3.

La culture de masse et le journalisme « grand public » précèdent l'apparition de la télévision et il est possible d'en retrouver des vestiges dès la fin du XIXème siècle. Mais le vrai tournant pour l'ensemble de la presse écrite date des années 1980 avec la réforme du journal Folha de S. Paulo et il coïncide avec le retour à la démocratie. La particularité de ce projet de modernisation, c'est d'avoir impliqué une rupture délibérée avec le passé politique récent du journal. Cette rupture a été réfléchie, « théorisée » par une génération de jeunes journalistes, et c'est en ce sens qu'elle a acquis un caractère emblématique. La « théorisation » dont ce processus a été l'objet, dans le cas de la Folha, aide à comprendre des processus moins visibles qui entre-temps ont eu lieu dans d'autres organes de la grande presse pauliste et carioca.

Dès le milieu des années 1970, lorsque l'assouplissement du régime militaire s'initie, Folha est devenu l'organe principal de l'opposition démocratique dans le pays, dont le centre de gravité s'était entre-temps déplacé de Rio vers São Paulo. Dès 1978, son « conseil éditorial », qui rassemblait les noms les plus prestigieux du journalisme politique brésilien de l'époque, est apparu comme un espace collectif de réflexion sur la démocratie. A cette même époque, la page 3 (section « Tendances et Débats ») a été créée, dans le but d'ouvrir le journal à la confrontation d'opinions émanant de la société civile ; puis, en 1977, le Folhetim, cahier spécial qui allait consacrer plusieurs éditions aux manifestations de résistance politique à la dictature.

Pour la Folha, la rupture avec ce journalisme de résistance débute en 1984. Le journal s'engage alors dans une réforme visant à s'adapter à la logique d'une économie de marché où la presse assumerait des caractéristiques de « produit culturel » ; à s'adapter aussi aux nouvelles conditions politiques, marquées par la rupture avec « l'unanimisme » qui avait fait de Folha de S. Paulo le porte-parole principal de la lutte contre la dictature. Folha avait été le « journal des (élections) directes »4 et avait atteint par là « le plus haut niveau de popularité de son histoire ». La fin de la « campagne des directes » n'a pourtant pas scellé le déclin du journal, mais un élargissement de son influence « sur d'autres bases »5. Cette réforme s'est effectuée à trois niveaux. D'abord, par le renouvellement de la base technique de travail, notamment avec l'introduction, en 1983, des terminaux vidéo dans la rédaction. Ensuite, par l'adoption de « techniques et méthodes de rationalisation du travail » : « professionnalisation » de l'activité journalistique, à travers l'institution d'un modèle « non partisan » de production du journal, standardisation des procédés de rédaction (par la suite inscrits dans le « Manuel de la Rédaction »). Il s'agissait de prendre en compte la diversité des opinions présentes au sein du lectorat (« un choix partisan impliquerait, aujourd'hui, de réduire notre impact sur l'opinion publique et d'être condamnés à l'isolement... » postulait un document de 1984) et de construire un journal avec un langage simplifié et aussi « visuel » que possible (multiplication de tableaux, cartes, graphiques). A ces procédés s'ajoutait un « programme par objectifs » pour chaque section et un budget de la rédaction, décentralisé également au niveau des diverses sections à partir de décembre 1986 - des changements qui avaient déjà été adoptés par d'autres organes de presse, comme Editora Abril et la chaîne de télévision Globo. A un troisième niveau, enfin, le sens général et les visées de la réforme étaient fondés sur l'hypothèse d'un nouveau type de lien avec le lectorat, redevable de la reconnaissance, dès 1981, de l'impact exercé par la télévision sur la presse écrite.

Le texte paradigmatique dans la théorisation de ce nouveau lien est « Vampires en papier », article de Frias Filho (propriétaire du journal et tête pensante de la réforme)6. L'article commence par définir le moment politique à partir duquel le journalisme brésilien se devait d'être nécessairement repensé - une période post-dictatoriale, marquée par la fin de la censure et par l'insertion des journaux dans la vie économique du pays par la voie du marché ; marquée par le fait, aussi, que la presse serait désormais liée au lecteur avant tout par un acte d'achat et de vente, et non plus par le rôle, qui avait été le sien dans la période pré-démocratique, de porte-parole politique d'une société civile s'opposant à l'Etat autoritaire. Sur quoi serait alors fondé cet acte d'achat et de vente ? La réponse serait à chercher dans le journalisme à sensation de par sa capacité à susciter la curiosité du public. Analysant une série de gros titres du genre, Frias Filho montre qu'ils s'appuient sur un principe de contraste (« Couple tue et mange son propre enfant », « Belle femme a les yeux percés par un tir », etc.) - une structure qui, quoique travestie, se retrouverait également dans les prestige papers. Une telle curiosité, dit-il, est à la base du rapport de complicité qui se construit, entre le lecteur et le journaliste - un rapport de dépendance réciproque dans la mesure où le lecteur s'attendrait à ce que le journaliste remplisse son besoin « d'information ». Ce lecteur imaginaire manifesterait alors vis-à-vis du journal un certain nombre d'exigences : « Je veux de l'éthique », dirait-il, « par exemple, dans le monde public dont les journaux sont les portes ». « Il me plaît d'assister, dans le carrousel de l'information, au spectacle stimulant de la flagellation morale, qui tombe d'ailleurs juste puisqu'il faut un coupable pour que tous soient innocents. Pas de problème : les journaux trouveront un scandale par jour pour que moi, comme dans les corridas, je puisse me complaire dans une catharsis de somnambule. Je veux que mon journal soit téméraire ; il saura donner l'impression qu'il l'est ; je veux qu'il soit indépendant ; tout de suite il placera l'indépendance à son frontispice ; je veux qu'il soit impartial ; tout de suite, l'impartialité sera l'évangile qu'il prêchera avec la plus grande finesse »7. Et Frias Filho de conclure : « L'habitude est une espèce de tension entre la nécessité et la liberté. Symptomatiquement, nous sommes tous des lecteurs de journal par habitude »8. A la base de la « curiosité » du lecteur, le caractère « improbable » de l'information permettrait ainsi de la transformer en événement. Au nom d'un lien faible et désenchanté au lecteur, fondé sur sa curiosité de l'improbable et la routine, l'autonomie des pratiques journalistiques était alors revendiquée en rupture avec le sens véhiculé par la résistance collective et les mouvements sociaux au moment de la lutte contre la dictature. Le « projet Folha » a d'ailleurs souvent été ressenti par ces acteurs, paradoxalement très affaiblis en ce moment de passage à la démocratie, comme une trahison.

La grande presse écrite dans son ensemble a suivi, même si la réforme n'a jamais atteint, dans d'autres journaux, une réflexivité comparable. L'évolution de la base technique de travail - surtout l'incorporation de l'informatique, avec installation de terminaux vidéo dans les rédactions, l'informatisation des archives et banques de données, la création de versions électroniques du journal imprimé et d'un complexe multimédia ont été des procédés partout adoptés, de même que les nouvelles méthodes d'organisation du travail de la rédaction, telle que la gestion décentralisée par objectifs, par exemple. Les années 1987, 1988 et 1989 ont été d'une importance capitale pour le groupe Estado (de S. Paulo) : changements au niveau des méthodes de gestion, de la présentation graphique, introduction de la couleur et, pour répondre à la concurrence de la Folha, création du Cahier 2, l'équivalent de l'Ilustrada. Création également d'un cahier sports, d'un cahier ville et d'un cahier informatique. Il n'y a pourtant jamais été question d'une rupture ouverte avec l'engagement politique du journal. Acteur de premier plan du libéralisme brésilien, à différents moments de l'histoire du pays, profondément anti-communiste, O Estado a gardé dans la période post-dictatoriale son côté indiscutablement politique. Mais son point de vue est devenu moins marqué. Le débat d'idées est devenu plus pluraliste, en même temps qu'il ébauchait un nouveau modèle de relation avec le lectorat, à travers notamment la diversification des cahiers. L'évolution de Jornal do Brasil et O Globo, à Rio de Janeiro, n'a pas été très différente. L'évolution de O Globo, surtout, s'apparente beaucoup à celle de O Estado. Journal ouvertement conservateur, il évolue vers une perspective pluraliste dans la période post-dictatoriale. Quelles qu'aient été les nuances caractéristiques de chacun de ces projets, ils ont débouché sur une structure informative définie par le retrait relatif des informations politiques dans la préférence des lecteurs, au profit des sujets économiques et culturels.

L'espace journalistique s'est également modifié. D'abord il s'est rétréci : de 21 journaux répertoriés à Rio de Janeiro en 1949, on est passé à 12 en 1982. A l'existence d'un grand nombre de titres, correspondaient des tirages très proches entre eux, les lecteurs achetant plusieurs journaux à la fois ; en 1982, au contraire, trois quotidiens dominaient le marché à Rio de Janeiro (O Dia, O Globo et Jornal do Brasil), les neuf autres ayant un tirage marginal. A São Paulo, l'évolution du marché a été comparable : 17 titres répertoriés en 1949, 10 en 19819. Malgré une dé-segmentation des publics limitée, l'opposition auparavant existante entre des journaux destinés aux catégories aisées et des journaux destinés aux catégories à faibles revenus s'est considérablement atténuée. Les journaux d'élite ont cherché à élargir leur lectorat au-delà de leur ligne éditoriale. D'anciens journaux populaires ont voulu eux aussi élargir leur public, mais à contresens, en mordant sur des tranches de marché autrefois réservées aux journaux de l'élite. « La circulation des principaux journaux brésiliens est en train de s'accroître de façon exponentielle, à des taux très supérieurs à la croissance démographique »10.

Un accroissement davantage lié au succès de certaines stratégies de marketing, plutôt qu'aux caractéristiques intrinsèques de chaque journal. C'est ce que suggère aussi Frias Filho, lors du même entretien.

« Nous avons toujours su que certains facteurs extra-journalistiques étaient très importants du point de vue du succès des ventes du journal. Un service de distribution efficace du point de vue opérationnel a toujours été important, de même qu'un service agressif de ventes par abonnement. Une politique en matière de prix a toujours été aussi quelque chose d'important. (...) Dans les années 1990, (...) de plus en plus de facteurs extra-journalistiques ont eu une influence sur le résultat des ventes du journal. Certaines campagnes l'ont montré de façon emblématique. D'abord, avec le projet Folhão, une initiative que Folha a adopté les dimanches. Folha s'est mis à traiter certains marchés et les petites annonces, comme s'il s'agissait de services journalistiques. De même qu'on offre, gratuitement, une liste de films donnés en ville, Folha a commencé à publier, gratuitement, une masse énorme d'offres d'emploi. Il traitait ces sujets comme s'il s'agissait de matériaux journalistiques, de services. Cela à l'époque a été appelé, à des fins de publicité, projet Folhão et a entraîné un changement d'échelle au niveau du tirage du dimanche. Quelques années plus tard, on a lancé la politique des fascicules11, qui a énormément élargi le tirage de Folha et d'autres journaux qui ont adopté la même stratégie »12.

Les chiffres :

« Le Folhão a mené Folha à un tirage de près de 600 mille exemplaires le dimanche. Cela a dû se passer vers 1991. Avec le lancement de la première série de fascicules, l'atlas géographique en 1994 ou 1995, nous sommes passés de 600 000 à 1 million et demi d'exemplaires. Il y a eu ensuite l'atlas historique qui a connu un grand succès, même s'il n'a pas atteint le même niveau - il a dû atteindre un niveau moyen d'un million deux cent mille. Ces deux dernières années, le journal oscille entre un million deux cent mille à des moments de pic et, à des moments plus faibles comme au mois de janvier, lorsqu'il n'y a aucune promotion importante, autour de sept cent cinquante à huit cent mille exemplaires »13.

L'accroissement des ventes aurait modifié relativement peu le profil du lectorat :

« Il y a eu un abaissement léger, disons, du niveau socio-économique moyen en fonction de l'arrivée d'une masse importante de lecteurs qui, en vérité, ont commencé à acheter le journal pour avoir accès aux services des encyclopédies, des atlas ou des disques, des CD ou des collections de vidéos. Il y a un vieillissement léger et progressif du lectorat et un accroissement régulier de la participation féminine »14.

Si Folha illustre à São Paulo un processus tendanciel d'ouverture d'un journal des catégories aisées vers les couches populaires, O Dia, à Rio de Janeiro, prend cette tendance à rebours pour se présenter comme un journal populaire qui remonte vers les segments à plus bas revenus des couches moyennes, devenant, après la Folha et dans une concurrence exacerbée avec O Globo, le deuxième journal à plus grand tirage dans le pays. Modernisé grâce à une réforme entreprise en 1983, O Dia a changé de visage. Plusieurs journalistes de qualité ont été recrutés, avec l'idée de faire un journal populaire et néanmoins moderne. En 1987, il y a eu introduction de la couleur. Du point de vue éditorial, les crimes, qui étaient le sujet le plus en vue, ont eu leur importance atténuée. Comme les autres quotidiens de la grande presse, des sections consacrées à l'éducation, au tourisme, aux sciences et à la santé ont été créées. Des cahiers ont été consacrés à l'immobilier, aux affaires et à l'informatique, en plus de ceux qui existaient déjà consacrés à la télévision. Une des représentantes les plus à la page du monde people de Rio a été invitée à signer une colonne sociale. L'accroissement des ventes de O Dia s'appuie sur l'amélioration des conditions de vie et du niveau culturel des classes populaires et, comme dans le cas de Folha, sur une stratégie agressive de marketing - mais différente, puisqu'il n'y a pas d'abonnement : il faut conquérir le lecteur au jour le jour. En contrepartie, les services ont été multipliés : concours, tirages au sort, loteries... Pour se battre contre un nombre insuffisant de kiosques dans les quartiers populaires, les points de vente se sont aussi diversifiés : marchés, épiceries, magasins en tous genres, et plages. Mais le plus fort argument publicitaire, c'est le prix du journal, 50% moins cher que les autres quotidiens de prestige de Rio.

Le cas français

En France l'espace journalistique reste pour l'instant plus nettement hiérarchisé que dans le cas brésilien, notamment en ce qui concerne le clivage en termes de lectorat qui continue à séparer la presse nationale d'opinion et la presse populaire de proximité ou les quotidiens régionaux. Une évolution comparable s'observe néanmoins sur un certain nombre de points. Dès les années 1950, on peut constater notamment le déclin progressif d'une « presse d'opinion » marquée politiquement et plus propagandiste qu'informative, au profit d'une presse de plus en plus « informative », professionnalisée et « formatée » pour un « grand public » hétérogène ; d'autre part, l'information télévisée monte en puissance. La presse écrite quotidienne est ainsi progressivement touchée par des processus de dépolitisation et de standardisation.

Comme partout, la presse française moderne a été confrontée depuis le XIXème siècle à un double rapport à l'Etat et à l'économie. Bien que les premières formes de liberté de la presse datent de la Révolution française, il faut attendre la 3ème République pour qu'une loi institue cette liberté en 1881, permettant l'essor considérable d'une presse nationale où cohabitaient les journaux populaires illustrés (dessins, caricatures, romans feuilletons) à grand tirage (plus d'un million d'exemplaires chacun), les nombreux journaux d'opinion très politisés (dont l'Humanité ainsi que l'Aurore où Zola publia son « J'accuse » en défense du capitaine Dreyfus) et quelques journaux dits « de qualité » adressés à l'élite, plutôt de droite, dont les plus connus étaient Le Temps et Le Figaro. Par ailleurs, l'agence privée Havas, bénéficiant du soutien (et du contrôle) de l'Etat établissait dès 1835 le premier modèle d'agence mondiale d'information. Après le retour de la censure pendant la Première guerre mondiale, l'entre-deux-guerres est l'époque de la formation de grands groupes de presse à Paris comme en province et du lancement d'un nouveau format moderne de journal « grand public », illustré avec des photographies, avec de gros titres en Une et une attention soutenue aux faits divers, dont le principal représentant est le quotidien Paris Soir (équivalent alors des tabloïds de la presse britannique). Pendant la Deuxième guerre mondiale, la presse indépendante disparaît au profit de journaux soit directement contrôlés par les occupants allemands, soit au service de l'Etat français collaborateur du régime nazi.

A la Libération, tous les titres ayant collaboré ont été dissous et un nouveau modèle français de presse et journalisme fondé : il s'agissait de rompre avec la soumission aux intérêts financiers et politiques des propriétaires de journaux et les effets de plume de journalistes peu scrupuleux pour aller vers un modèle de journalisme « sérieux » et « expert » au service du nouveau régime républicain et dont le journal Le Monde se veut l'exemple15. En conséquence, la loi de 1946 sur la liberté de la presse se fonde sur le principe d'autonomie des journaux et de la profession de journaliste par rapport aux intérêts économiques des entreprises et des groupes capitalistes (création d'écoles de journalisme gérées par la profession, d'une commission professionnelle délivrant la « carte de presse » et d'une « clause de conscience » permettant à un journaliste de démissionner sans sanctions financières), mais elle a pour effet inverse d'augmenter considérablement l'emprise de l'Etat sur la presse quotidienne16. Tout d'abord avec la nationalisation des activités d'impression et de distribution de la presse, la nationalisation de l'agence Havas qui devient l'Agence France Presse (AFP), mais aussi la dépendance des journaux vis-à-vis des aides publiques qui viennent compenser les limites imposées au capital des entreprises de presse. Par ailleurs, l'Etat nationalise également les stations de radio et de télévision dont il institue le monopole avec la création de l'Office de Radio Télédiffusion Française (ORTF), directement sous le contrôle du gouvernement. On peut trouver là sans doute l'origine d'une certaine déférence et autocensure typiquement française de la presse envers l'Etat et le pouvoir politique. Et ceci d'autant plus que le pouvoir politique reste aux mains de la droite, sans alternance, jusqu'en 1981, favorisant ainsi toutes les collusions entre l'Etat, les groupes de presse conservateurs (en particulier le groupe Hersant, propriétaire du Figaro et de la plupart des quotidiens de province), l'électorat majoritaire de droite et des journalistes ayant peu d'alternatives éditoriales. Cette déférence trouvera à s'exprimer pendant la guerre coloniale d'Algérie, traitée, selon l'euphémisme du gouvernement, comme des « événements » dont la violence militaire et policière (notamment à Paris en 1961 contre une manifestation de travailleurs algériens) est soigneusement occultée. De par son traitement dorénavant très institutionnel de l'information, la presse française contribue ainsi à un « enfouissement » de tout ce qui peut déranger le mythe républicain d'après-guerre, trait dominant qu'on peut retrouver par la suite jusque dans le traitement de l'immigration post-coloniale et des violences urbaines.

Une autre faiblesse de la presse quotidienne française est sa fragilité économique liée à un effondrement de ses tirages et de son lectorat. Certes, l'immédiat après-guerre a connu une floraison éphémère de titres très fortement politisés directement issus de la presse clandestine de la résistance, mais très rapidement la presse nationale se réduit dans les années 1960 à quelques titres seulement (Le Figaro, l'Humanité, Le Monde, Le Parisien Libéré, France Soir, l'Aurore), tandis que la presse régionale se réduit le plus souvent à un seul titre par région ayant le monopole de l'information locale. La France est ainsi devenue un pays où la place de la presse écrite quotidienne est une des plus modestes d'Europe en nombre de titres, de tirages et de lecteurs, avec une baisse continue depuis la Libération : 203 titres et 12 millions d'exemplaires en 1946 contre 70 titres et 9 millions d'exemplaires en 1995. Cette tendance est très nette pour la presse quotidienne nationale : 28 titres et 6 millions d'exemplaires en 1946 contre 12 titres et 2,8 millions d'exemplaires en 1995. La presse régionale se caractérise aussi par une réduction du nombre de titres, mais conserve des tirages plus élevés : le quotidien régional Ouest-France est ainsi celui qui a le tirage le plus élevé avec 790 000 exemplaires (année 1997), suivi du Parisien (460 000), de Sud-Ouest (350 000) et de La voix du Nord (344 000), c'est-à-dire autant ou plus que les principaux quotidiens nationaux comme Le Monde (388 000), Le Figaro (370 000), Libération (170 000) ou l'Humanité (60 000)17. Le journal Libération est d'ailleurs le seul quotidien créé dans l'après-guerre qui soit encore en activité quand tant d'autres ont fait faillite. Fondé une première fois en 1973 par une équipe militante directement issue des mouvements gauchistes et de mai 1968, son tirage reste alors très faible (35 000 exemplaires) et il cesse de paraître en 1981 avant d'être repris la même année par quelques membres de l'ancienne équipe et d'adopter un positionnement de gauche moins militant et plus engagé dans les enquêtes de terrain, rajeunissant ainsi considérablement les méthodes de travail d'un journalisme « à la française » encore très proche des sources d'information institutionnelles et des notables locaux.

Bref, l'aspect actuel de la presse écrite française présente les traits généraux suivants. D'un côté, une presse nationale très réduite qui reste une presse d'opinion de l'élite. D'un autre côté, une presse régionale peu diversifiée (chaque titre a quasiment le monopole de l'information écrite sur sa région) qui traite surtout de l'actualité locale et peu de l'actualité nationale et internationale, combinant ainsi une extrême proximité (beaucoup d'informations dites de « service ») avec un positionnement éditorial peu marqué à destination du « grand public » et principalement alimenté par les dépêches de l'AFP. Signalons enfin l'absence, contrairement à la Grande-Bretagne ou à l'Allemagne, d'une presse populaire spectaculaire de type tabloïd. C'est de ce mouvement général de dépolitisation et de standardisation dont témoignent les transformations du journal Le Parisien. Fondé en 1944 sous le titre Le Parisien libéré, il adoptait les formules d'un journalisme populaire, spectaculaire, nationaliste et anticommuniste qui en fait en 1975 le premier quotidien français avec 785 000 exemplaires, mais a vu sa diffusion régresser et son existence menacée au début des années 1980. Il doit sa survie et son développement à la stratégie de recentrage politique de sa ligne éditoriale développée depuis 1989, afin d'apparaître non plus comme un journal populiste de droite, mais, selon ses nouveaux dirigeants, comme le journal de la « France exacte », c'est-à-dire dont le lectorat correspondrait le plus fidèlement possible aux catégories socioculturelles et électorales de la population. Poursuivant en cela une « logique d'audience » comparable à celle des chaînes de télévision généralistes « grand public » (où les milieux populaires et la classe moyenne modeste sont majoritaires), Le Parisien se veut l'expression de « ce que pensent les gens et de leurs préoccupations ». Journal de proximité se désignant comme « le grand quotidien populaire de qualité » de la presse française, il définit ses missions comme étant « d'informer, distraire, rendre service ». Ce point de vue des « gens » est d'ailleurs mis en scène dans une rubrique - inspirée du quotidien américain USA Today - intitulée « Voix express » dans laquelle cinq personnes, parmi celles interrogées au hasard dans la rue, acceptent de donner leur avis et afficher leur portrait en réponse à une question liée à l'actualité (exemple type : « êtes-vous pour ou contre la grève des agents de la RATP? »).

Seconde évolution majeure du journalisme en France, la montée en puissance de l'information télévisée qui s'impose dorénavant comme la principale source journalistique d'information nationale et qui prétend rivaliser en « autorité » avec la presse écrite nationale, longtemps seule référence en la matière18. Parallèlement à l'évolution de la presse écrite, l'information télévisée a en effet connu de profonds changements. Entre 1949 (date du premier journal télévisé) et jusque en 1982, le lien de subordination des dirigeants et des journalistes de télévision avec le ministère de l'Information est direct. Cela n'empêche pas le développement de techniques et de dispositifs modernes de reportage et de présentation, mais le journalisme de télévision reste peu prestigieux en raison de ces contraintes éditoriales19. En 1982, le premier gouvernement de gauche depuis 1946 rompt le lien direct entre le gouvernement et les trois chaînes publiques de télévision (les seules existantes) en créant une Haute autorité de l'audiovisuel (transformée en Conseil Supérieur de l'Audiovisuel depuis 1989) chargée de nommer les dirigeants, de garantir l'équilibre des temps de parole des partis politiques et de contrôler le respect, par les journalistes, d'un « cahier des charges » de l'information de service public. L'autonomisation du journalisme télévisuel se développe ensuite sous les effets de deux facteurs. D'une part la fin du monopole public avec l'apparition de chaînes privées concurrentes (création de Canal+ en 1984, de La 5 et M6 en 1987 ; privatisation de la principale chaîne publique, TF1, en 1987). D'autre part l'apparition d'une nouvelle génération de jeunes journalistes dorénavant plus attirés par une presse télévisée en plein développement commercial, technologique et politico-symbolique que par une presse écrite limitée.

Cette transformation de la télévision française a fait de cette dernière non plus l'instrument de la politique gouvernementale, mais une ressource centrale permettant aux acteurs politiques et leurs stratégies de communication l'accès direct au « grand public ». De ce fait, les effets de séduction réciproque et de connivence entre les représentants du pouvoir politique et les journalistes de télévision devenus les principaux animateurs de l'espace public et politique se développent considérablement (d'autant que ces nouveaux journalistes de télévision ne sont plus des autodidactes comme leurs aînés, mais les meilleurs des écoles de journalisme ou de Sciences-Po, dont le profil socioculturel est dorénavant le même que celui de l'élite politique française issue des grandes écoles)20. L'essor du journalisme télévisuel reste néanmoins très encadré par le CSA dans la mesure où la télévision hertzienne est toujours considérée en France comme un bien public répondant à un cahier des charges valable autant pour les quatre chaînes publiques (France 2, France 3, France 5, Arte) que pour les deux chaînes privées (TF1 et M6). Le journalisme de télévision en France est donc, comme la presse écrite régionale, un journalisme à destination d'un « grand public » (d'autant plus que même les chaînes publiques ont un financement en partie publicitaire qui les rend sensibles à l'audience de masse) et qui se partage principalement entre trois chaînes : TF1 (35% de parts d'audience) et France 2 (22%) pour l'information nationale et internationale (chacune dispose d'une rédaction de 200 journalistes) et France 3 (16%) pour l'information régionale (avec 1000 journalistes répartis dans toutes les régions), les autres chaînes ne proposant que des journaux télévisés bien plus courts et dont les images proviennent le plus souvent d'agences.

S'agissant de la profession journalistique en France, on observe ainsi un triple mouvement de dépolitisation, de standardisation et de connivence avec les acteurs dirigeants. Avec le développement d'une presse davantage définie par ses formats que par ses projets éditoriaux, l'espace d'expression du journalisme critique s'est considérablement réduit. Par ailleurs, les tirages relativement faibles de la presse quotidienne en France contribuent à un marché de l'emploi également réduit où la concurrence est aussi élevée que la précarité. Cela a pour effet d'une part de limiter l'autonomie des nombreux pigistes devant « livrer » l'information en fonction des commandes qui leur sont faites, d'autre part de standardiser le profil de ceux qui accèdent aux titres les plus prestigieux : c'est en effet parce qu'ils viennent des mêmes classes dirigeantes et qu'ils ont été formés dans les mêmes filières d'élite que les journalistes français s'exposent à une connivence avec les élites dirigeantes, faite de sociabilité et d'intérêts stratégiques partagés21. Ainsi, à la censure d'Etat directe et à la déférence républicaine envers le pouvoir politique jusque dans les années 1980, aurait succédé à la fois une dépolitisation et une « connivence de classe » des journalistes expliquant la continuité d'une forte hétéronomie des journalistes français dans leur rapport à l'Etat, combinant une logique institutionnelle ancienne avec une logique de communication plus récente22.

Dès lors, on peut dire que le journalisme en France dispose de peu d'autonomie éditoriale, sauf dans une presse quotidienne nationale minoritaire, très liée aux tensions internes aux élites dirigeantes, et donc relativement éloignée des points de vue et des pratiques sociales qui ne sont pas celles de l'élite. Outre la presse écrite quotidienne nationale, la plupart des journalistes français tendent ainsi à refléter les logiques de « format » des titres « grand public » pour lesquels ils travaillent : informations locales de service et proximité des sources institutionnelles pour la presse régionale ; informations cadrées par un conformisme interprétatif consensuel, de sens commun, « d'intérêt humain », psychologisant et de divertissement pour la télévision.

Effets de contexte et tendances générales communes

De ce qui a été dit, deux ordres de changements sont à souligner : celui qui touche l'évolution des pratiques journalistiques, marquées par des logiques de professionnalisation et de standardisation ; et celui qui concerne la nature du lien entre les journalistes et leur public, marqué par la dépolitisation. Malgré la particularité des contextes dans lesquels ces changements se sont déroulés, les situations française et brésilienne finissent par se rapprocher. Alors que de longues années de dictature au Brésil ont eu pour conséquence la soumission de la presse à une censure sévère avec son corollaire en matière d'autocensure, en France le traumatisme lié à l'occupation allemande pendant la guerre, et la volonté, à la Libération, de légitimer l'Etat républicain en tant que garant de l'unité nationale n'ont pas moins retardé, et cela jusqu'aux années 1980, l'accès à une plus grande liberté de presse.

Par la suite, la réduction de l'importance relative de l'Etat en tant qu'intermédiaire dans la relation entre les journalistes et leur public va se faire au moins en partie au profit du marché. Au Brésil, ce changement est particulièrement brutal, car il s'effectue en l'absence de toute médiation autre que celle exprimée à travers l'acte d'achat et de vente. Dès lors, les logiques d'uniformisation et dé-segmentation des publics trouvent un ressort décomplexé dans les « stratégies extra journalistiques » (vente couplée d'accessoires culturels) d'accroissement des tirages de la presse écrite. Pour la télévision, c'est l'empire de l'audimat. L'absence de toute autorité de régulation ne parvient pas à y être entièrement compensée par des mécanismes d'autorégulation et la forte réflexivité des journalistes. En France, ces changements se sont révélés moins rapides. La presse quotidienne nationale d'opinion s'est longtemps accommodée de ses tirages limités et a eu moins souvent recours aux « stratégies extra journalistiques » pour faire monter les ventes23. C'est surtout au niveau de la presse populaire de proximité et de la presse régionale que les logiques « grand public » commandent les pratiques journalistiques de la façon la plus évidente. Quant à la télévision, si des modalités de régulation se maintiennent, grâce au Conseil supérieur de l'audiovisuel, les tensions de l'audimat ne sont pas moins présentes dès lors que la publicité a fait son entrée non seulement au niveau des chaînes privées mais aussi dans le service public.

Tous ces changements définissent le rapport au public non pas principalement à travers sa capacité à être un acteur du débat public - la société civile brésilienne mobilisée dans la lutte contre la dictature, par exemple - mais plutôt à travers ce lien faible que représente la « curiosité » qui l'induit à allumer son appareil de télévision (ou à l'éteindre, ou à zapper d'une chaîne à l'autre) ou encore à acheter un journal. Un lien faible qui réduit son statut d'acteur potentiel du débat public, porteur d'initiatives autonomes, à celui d'« opinion publique ». En France comme au Brésil, l'importance qu'a revêtu ces dernières années le traitement journalistique de la violence est inséparable de la façon par laquelle ce lien au public se construit.

Le traitement journalistique de la violence

En dépit de ces nombreux traits communs que sont la dépolitisation, la standardisation et la professionnalisation de la production de l'information, le traitement journalistique de la violence au Brésil et en France se partage en deux modèles spécifiques. Cette différence tient moins aux évolutions internes du journalisme professionnel qu'à une différence de contexte marquée par le rapport à l'Etat et au système politique. Pour la presse brésilienne, la violence est devenue un important « fait de société » dans le Brésil post-dictatorial, qui concerne directement son « public » et qu'elle se doit de traiter selon ses propres catégories médiatiques. La presse brésilienne développe pour cela un modèle de type « américain » : forte rhétorique de l'autonomie journalistique de la presse d'élite et forte mise en scène sensationnaliste par la télévision. Pour la presse française, la violence n'est pas en soi un « problème public » et son traitement ne se fait qu'en accompagnement de ses modes de prise en charge par l'agenda et les conflits de définition propres au système politique et à l'action de l'Etat. La presse française s'inscrit ainsi dans un autre modèle où les médias sont moins des agences qui développent leurs propres logiques qu'un champ de luttes d'influence et de stratégies de communication d'acteurs qui tendent à instrumentaliser les journalistes et en particulier la « vérité » des images spectaculaires de violence. Cette différence de modèle s'observe à la fois pour la presse écrite et pour l'information télévisée.

Dans la presse écrite

Au Brésil : vers un journalisme expert

Au Brésil, les faits divers ont été longtemps méprisés par les grands quotidiens et par les classes moyennes, faisant alors l'objet d'un journalisme spécifique, avec ses organes de presse propres, destinés à un public populaire. Seguin des Hons24 signale, dès la fin des années 1940, la mutation profonde observée au sein des journaux populaires, avec la diffusion d'un sensationnalisme lié au crime et au sexe. L'importance acquise par ce genre d'information devient manifeste au début des années 1950, avec le lancement, à Rio de Janeiro, de A Notícia et surtout de O Dia. De ce point de vue, ajoute-t-il, la différence entre les journaux populaires et ceux de l'élite est indiscutable. Alors que dans ces derniers les faits divers n'ont jamais occupé plus d'une page, la nouvelle presse populaire leur consacrait plus d'un tiers de son espace total.

L'entrée de la violence dans l'univers de la classe moyenne et sa traduction journalistique dans la presse destinée à l'élite constituent une nouveauté remarquable - et datée : elle survient au début des années 1980, au moment même où a lieu la démocratisation du pays25. Ne s'agirait-il pas pour la presse de simplement rendre compte d'une dé-segmentation de l'expérience de la violence, qui franchit effectivement, à ce moment-là, de nouveaux territoires26 ? De fait, il s'agit d'un processus plus complexe, dans la mesure où l'espace journalistique est lui-même, à ce moment-là, en voie de transformation. La dé-segmentation relative des publics, élément majeur de cette transformation, s'est effectuée en tenant compte d'une diversité indépassable des intérêts du lectorat. La réponse a consisté en une diversification de l'offre, par la voie des cahiers. A ce moment-là ont été créés, dans divers journaux, les cahiers ville, qui ont fait une place importante dans leurs pages à la thématique de la violence et qui ont bénéficié d'un intérêt considérable du lectorat, se rangeant parmi les plus lus.

Ces changements n'ont pas été sans impact sur les pratiques journalistiques elles-mêmes. Le fait-diversier, figure incontournable de la presse populaire, est aujourd'hui en voie de disparition. Avec lui, un ensemble de méthodes de travail (proximité avec la police, accès au monde du crime) disparaissent, mais aussi, dans une certaine mesure, les caractéristiques d'un « bon » papier comme une histoire définie par sa dimension « humaine ». Un phénomène en partie lié au changement de nature de la violence, qui cesse d'être un fait de déviance exceptionnel pour se hausser au statut de fait social, largement incorporé à la vie quotidienne. Mais lié également à la professionnalisation des journalistes, issus de l'enseignement supérieur et hostiles, en tout cas dans la presse écrite brésilienne - démocratie oblige - à la connivence vis-à-vis de l'appareil policier. La violence cesse d'être un domaine de spécialité : dans un cahier ville, on fait tout, même si certains s'occupent plus souvent des affaires de police. Mais il n'y a plus ceux qui ne font que ça. Reste que « tous doivent savoir s'occuper des affaires de police, sinon on ne survit pas dans cette section »27.

A la professionnalisation du journaliste correspond une objectivation de l'information qui emprunte diverses voies. La première est celle de la quantification - courbes d'homicides, nombre de massacres - réponse à la routinisation de la violence qui désindividualise le phénomène dont elle traite et rapproche les procédés journalistiques des techniques adoptées dans le milieu universitaire. L'université et ses spécialistes deviennent d'ailleurs une source privilégiée des journalistes. La routinisation réduit l'importance relative des faits traités, souvent abordés dans des brèves. Leur intensité et leur nouveauté s'imposeraient comme critères de pertinence de l'information. L'objectivation de l'information, d'un autre côté, semble avoir conduit le journaliste à perdre, pour le moins en partie, la capacité qu'il avait (et que continue à avoir le fait-diversier) à pénétrer l'univers du crime. On se replie alors sur une approche de l'information sur la violence en tant que service, dans la perspective d'aider le lecteur à prévenir un certain nombre de risques encourus.

Tout en ouvrant leurs pages à cette thématique, les prestige papers brésiliens veulent, dans la mesure du possible, éviter les aléas d'une approche sensationnaliste de la violence qui heurterait la sensibilité de leurs lecteurs. Ils ne sont pourtant pas dupes de l'ambivalence de ces mêmes lecteurs : « la violence, c'est très particulier parce que c'est le sujet le plus rejeté - les gens se plaignent qu'on fait trop de police ... - c'est aussi le sujet le plus lu. Chaque fois qu'à la une il y a une grande affaire criminelle, les taux de lecture montent vertigineusement »28. Le statut de l'image dans la presse écrite est un autre élément traduisant la relation entre les journalistes et leur public. Dans l'approche du fait divers, la photo avait pour fonction de mettre en perspective la dimension humaine de l'événement abordé. Dans le discours des journalistes des cahiers ville, au Brésil, l'usage de la photo est aussi « objectivé ». Les morts du massacre de la Maison d'Arrêt (1992) :

« Des prisonniers nus, avec une balle dans le dos, dans une rébellion. La première chose que fait un prisonnier, c'est de se déshabiller pour (se) montrer au maton [qui veut] vérifier s'il y a des couteaux, peut-être simplement pour les humilier et mieux les soumettre. C'est comme si tu disais - tu n'es qu'une bête, tu n'as aucune intimité. Tu soumets un mutin de cette façon-là. Un prisonnier nu ne réagit pas. Alors s'il s'était déjà rendu et qu'il avait une balle dans le dos. C'est un indice puissant, une information extrêmement importante »29.

En contrepartie, l'exploration « sensationnaliste » de la photographie est censurée dans les prestige papers avec des degrés d'intensité variables : de façon très rigoureuse à Jornal do Brasil (« des photos de crime, nous n'en publions jamais, nous ne montrons jamais un cadavre »30 ou à Estado de S. Paulo, plus tolérante à Folha. Mais quelles que soient les limites qu'on lui impose, elle s'inscrit dans la logique d'un prolongement d'un mode d'information propre à la télévision qui ne fait pas seulement appel à la raison, mais à des formes de perception infra verbale.

En France : porosité entre agendas politique et journalistique.

Les transformations du traitement journalistique des violences par les journalistes français de presse écrite procèdent d'un double mouvement paradoxal. D'un côté, on observe une dépolitisation liée à la professionnalisation et à la réduction du nombre de titres, ce qui conduit les journalistes à être plus sensibles aux faits plutôt qu'à leurs surinterprétations en termes de classes ou d'idéologie. Mais d'un autre côté, ces « faits » ne cessent d'être politisés par les acteurs politiques et institutionnels, de sorte que les journalistes sont moins confrontés à des « faits » qu'à des cadres interprétatifs et à des agendas qui sont ceux du système politique.

Dans les années 1970, le très fort clivage politique et idéologique entre une droite gouvernementale et une gauche d'opposition depuis 25 ans se prolonge jusque dans le champ médiatique. La presse de droite, très largement majoritaire à l'échelle nationale et régionale, dramatise les faits divers illustrant les nouvelles formes de délinquance et de violence liées à la jeunesse des « grands ensembles », relayant en cela les rhétoriques sécuritaires post-68 des gouvernements conservateurs31. De son côté, la presse de gauche dénonce un « complot politico-médiatique » destiné d'une part à légitimer des lois attentatoires aux libertés publiques et privées (controverses autour de la loi « Sécurité et liberté » d'Alain Peyrefitte) ; d'autre part à occulter les « vrais problèmes » politiques que sont la pénurie de logement pour les familles modestes et la violence des rapports de travail (y compris envers les « travailleurs immigrés »).

L'arrivée de la gauche au gouvernement en 1981 va conduire à une nouvelle polarisation des représentations politiques et médiatiques. D'un côté, la gauche renouvelle la problématique de l'ordre républicain à partir du concept « d'intégration », largement relayée en cela par la presse nationale favorable au nouveau gouvernement. L'insécurité serait moins le fait d'individus déviants parce que laissés à eux-mêmes, que le fait d'individus ne pouvant pas réaliser leur projet d'intégration sociale, économique et culturelle. D'où l'accent mis sur la prévention, non seulement avec les outils classiques de l'éducation spécialisée, mais avec la mise en place de dispositifs « d'insertion » des jeunes dans un contexte de hausse rapide et constante du chômage. Autrement dit, le point de vue du gouvernement de gauche pourrait se résumer ainsi : la politique « d'intégration » a pour objectif de lutter contre la décomposition de la classe ouvrière en « classe dangereuse » grâce à des dispositifs de « remise au labeur ». Cette problématique générale de « l'intégration » sera redoublée par l'irruption d'un nouvel acteur social, la « deuxième génération » issue de l'immigration post-coloniale (et plus précisément maghrébine). D'abord, lors des « rodéos » spectaculaires de la banlieue lyonnaise, puis par la formation de nouveaux acteurs politiques, le « mouvement pour l'égalité » et « SOS-Racisme », qui posent avec force la question de la citoyenneté et du racisme au sein d'une société française de plus en plus diverse et métissée. D'un autre côté, la presse de droite (Le Figaro, mais aussi les nombreux titres régionaux du groupe Hersant) développe une double critique. Contre « l'angélisme » des politiques de prévention, d'insertion et d'intégration, elles opposent le « réalisme » de la dégradation de la sécurité liée à la hausse de la petite délinquance. Contre la « bonne conscience » que donne à la gauche l'anti-racisme, elle dénonce une manipulation de la figure triomphale du « beur » afin d'affaiblir la droite par la montée des sentiments de menace identitaire chez les « petits blancs » favorables à l'extrême droite. Dès lors, la question de l'insécurité passe dans la presse du registre de la « violence » sociale à celui de « l'immigration », avec un glissement sémantique tel que par « malaise des banlieues » il ne faut plus entendre « stress des grands ensembles », mais « problèmes d'intégration des immigrés et de leurs enfants dans la nation française »32.

Les émeutes de Vaulx en Velin en 1990, suite à une bavure policière, marquent la « fin de l'intégration » et le basculement dans une troisième période, définie par le passage du paradigme du dés-ordre (par défaut d'intégration sociale) à celui de la menace (en raison d'une impossible intégration culturelle et d'une radicale étrangeté des jeunes issus de l'immigration). Cette émeute prend en effet pour cible de manière spectaculaire (incendies, pillages, bandes cagoulées, affrontements avec la police) les dispositifs mêmes d'une ville « pilote » en matière de « redynamisation urbaine » et « d'insertion des jeunes », dans un mixte de révolte contre les pratiques policières de discrimination, de violence anti-institutionnelle et d'aubaine délinquante (pillage de supermarchés). Même si les sociologues continuent à penser ces troubles comme l'expression d'un rapport social d'exclusion et leurs acteurs comme une nouvelle « classe dangereuse » née de la décomposition de la « classe laborieuse » de la société industrielle33, cette dimension proprement sociale de la délinquance et des violences collectives est évacuée au profit d'une nouvelle grille de lecture et d'un changement de paradigme interprétatif : il ne s'agit plus d'avoir affaire à une « classe dangereuse » qui serait encore définie par un rapport social, mais à des « groupes à risques » définis par des attributs déviants. La disqualification de la problématique de l'intégration va conduire en effet à la définition précise d'une « menace » : celle que constituent les jeunes descendants d'immigrés, incapables de « s'intégrer » par incompatibilité culturelle et développant une sous-culture délinquante, mafieuse et intégriste. Cette « ethnicisation » de la menace est très largement alimentée par deux « événements » interprétés en ce sens par leurs promoteurs auprès des journalistes. En 1989, le lancement dans un établissement scolaire de Creil, de « l'affaire des foulards islamiques », et en 1991, la guerre du Golfe (avec les inquiétudes sur « l'attitude » de la « communauté musulmane en France »), ont été le prétexte au développement d'une rhétorique, désormais réactivée à chaque occasion, du « choc des civilisations » entre l'occident et le monde arabo-musulman.

Le retour de la droite au pouvoir en 1993 (jusqu'en 1997) et la série d'attentats islamistes en 1995, dans lesquels des jeunes descendants d'immigrés algériens étaient impliqués, vont renforcer encore ce passage à la rhétorique de la menace, à la fois dans le débat public et dans leurs traductions journalistiques. D'autant que la principale source d'information des journalistes qu'est la police va produire elle même dans les années 1990 un ensemble « d'événements », de cadres interprétatifs et de stratégies de communication qui abondent la rhétorique de la menace afin de justifier la nécessité d'un accroissement des capacités d'intervention répressive34. Tout d'abord, en 1991, la mise en place, à l'initiative des renseignements généraux, d'une « échelle des violences urbaines », qui désignera des « territoires à risques », légitimant ainsi une définition dépolitisée de ces violences à travers la diffusion dans les rédactions d'indicateurs « objectifs ». Une « objectivation » qui se traduit d'ailleurs la même année par la création d'une catégorie « violence banlieue » dans les rubriques de l'AFP. Ensuite, en 1995, une vigoureuse campagne des syndicats de policiers contre les « zones de non droit » et les « cités interdites » où la police, « faute de moyens », ne pourrait pas intervenir. Enfin, en 1995 et 1996, une tout aussi vigoureuse campagne (très largement relayée par le ministère de l'Intérieur) de dénonciation de l'obsolescence de la justice des mineurs (ordonnance de 1945), offrant « l'impunité » aux jeunes « caïds » qui « imposent leur loi dans les cités ». Face à ce renversement radical des termes du débat sur la sécurité, la presse accompagne le mouvement en faisant glisser la « question des banlieues » des rubriques « société » et « politique » vers celle des « faits divers »35. La presse quotidienne de droite et les hebdomadaires (y compris Le Nouvel Observateur, classé à gauche) illustrent abondamment, et de façon dramatisante, cette rhétorique de la menace, tandis que Le Monde et Libération refusent ce type de traitement des « violences urbaines » en s'interrogeant sur les conditions sociales, politiques et institutionnelles de cette spirale de l'insécurité.

Avec l'arrivée de la « gauche plurielle » (coalition socialistes/ communistes/écologistes) au gouvernement en 1997, la problématique de la menace est très rapidement remplacée (lors du « colloque de Villepinte ») par une nouvelle définition de la question de l'ordre et du désordre, fondée sur le concept « républicain » et « égalitaire » de « droit à la sûreté », qui présente une double caractéristique. D'abord, la légitimité retrouvée du thème de l'intégration sociale et nationale, qui replace la question de la sécurité dans une problématique de « service public » plutôt que d'en laisser le monopole aux groupes de pression sécuritaires (dont les syndicats de police). C'est dorénavant la « fin de l'angélisme » et le « retour aux principes républicains », l'insécurité n'étant plus pour la gauche une « idéologie » mais « la prise en compte de la réalité sociale » et l'affirmation d'un « droit à la sûreté » pour les milieux les plus exposés à l'insécurité que sont les milieux populaires. La seconde caractéristique de ce concept de « sûreté » est un refus de politisation des significations de ces violences et de cette insécurité, au profit d'une « expertise » institutionnelle de leur traitement. Il s'agissait au fond d'articuler un républicanisme autoritariste destiné à rassurer sur les intentions de fermeté du gouvernement (toujours accusé de « laxisme » par l'opposition de droite), et la mise en œuvre de réformes structurelles et démocratiques comme le maintien de l'ordonnance de 1945 (concernant la justice des mineurs) et l'augmentation du nombre d'éducateurs de justice, et surtout l'amorce du passage d'une « police d'ordre » à une « police de proximité » dans le cadre décentralisé de « contrats locaux de sécurité ».

Cette reprise en main de la question de la sécurité par le politique produit une série de fortes tensions dans le traitement médiatique de ces questions. Tout d'abord, l'approche sécuritaire et en termes de « menace » de certains journaux semble confortée par les rhétoriques autoritaires du gouvernement, de sorte qu'en 1998 une campagne sécuritaire est lancée par l'hebdomadaire Marianne, le quotidien de droite Le Figaro et l'hebdomadaire Match qui vise explicitement les quotidiens Libération et Le Monde, constitués en symboles de « l'angélisme de gauche » sur ces questions, tandis que l'époque serait enfin celle d'un solide « réalisme » politique et médiatique en la matière36. Cependant, si on observe l'ensemble de la presse, on constate plutôt une réduction de cette somme de faits divers dramatisés qui faisaient les gros titres alarmistes de la période précédente. Banalisation, occultation même, des violences urbaines « ordinaires » et de l'expression « vécue » de l'insécurité dès lors que le politique offre un cadre interprétatif fort qui n'instrumentalise pas, mais au contraire critique et dénonce les « dérives médiatiques » accusées d'amplifier, sinon d'alimenter, l'insécurité alors que des réponses institutionnelles et symboliques de grande ampleur sont annoncées. On comprend mieux, dans ce contexte, la polémique relative à la « surenchère médiatique » concernant des incendies de voitures dans les quartiers populaires de Strasbourg lors des fêtes de la fin d'année 1997, qui aurait contribué (par incitation) à en augmenter le nombre.

Aussi, cette tendance à rendre invisibles par banalisation l'insécurité et les violences urbaines « ordinaires » est contrebalancée, dans le même temps, par l'irruption régulière « d'événements » spectaculaires qui viennent rompre la routine journalistique. Tout d'abord, en raison de l'influence exercée par l'agenda politique sur l'agenda médiatique. Ainsi, en 1997 et en 1999, la médiatisation à outrance de la question de la délinquance des mineurs est très largement le fait (comme en 1995) de la campagne délibérée du ministre de l'Intérieur de remise en cause de la justice des mineurs (tandis que la droite ne manque pas d'alimenter le débat en « créant l'événement » par l'instauration d'un « couvre feu » pour les mineurs dans plusieurs communes). A cette occasion, l'ensemble de la presse illustre abondamment le débat politique par de nombreux reportages et témoignages, et, pour la presse quotidienne nationale, par l'ouverture de tribunes aux points de vue engagés dans la controverse. Cependant, et malgré la survenue de faits divers mettant en cause l'usage mortel d'armes à feu entre mineurs ou par des mineurs, l'arbitrage gouvernemental se fera, en 1997 et en 1999 (comme en 1995) en faveur du ministère de la Justice. Par ailleurs, tandis que les syndicats de police se mettent en retrait du débat public en raison des contreparties attendues de la mise en place de la police de proximité, ce sont les salariés et les syndicats des services publics qui relancent la polémique à travers la répétition de grèves et d'arrêts de travail spectaculaires. Grèves d'enseignants (dénonciations des « violences à l'école »), mais surtout d'agents de transports en commun (paralysie de l'ensemble des réseaux de province en 1997 et de toute la région parisienne en 1998). Lors de ces « événements », les « feux de l'actualité », en particulier ceux de la presse régionale, se braquent pour un temps sur « l'ordinaire » d'une insécurité qui, sans ces manifestations, n'aurait pas été traitée par les médias.

C'est sans doute, entre autres facteurs, cette occultation par les médias d'une « insécurité au quotidien » qui conduit les différents acteurs politiques à des stratégies de « montée en intensité » des « événements » susceptibles d'attirer leur attention ; sans compter l'instrumentalisation syndicale des questions d'insécurité dans les rapports de force internes aux entreprises s'agissant de l'âge de la retraite, des conditions de travail et de rémunération. Enfin, la période est marquée par la survenue de deux « accidents » dans le traitement routinier des « violences urbaines », que sont les bavures policières à Dammarie les Lys en 1997 et à Toulouse en 1998. D'abord constituées en « non événements » par la hiérarchie policière, ces bavures sont imposées comme « événements », au moyen d'émeutes, par les jeunes des quartiers populaires concernés. On observe alors une intense mobilisation interprétative qui, fait exceptionnel, laisse place à des paroles et à des points de vue d'ordinaire négligés, en particulier les interprétations faisant le lien entre les « violences urbaines » et les violences sociales, institutionnelles et symboliques qui s'exercent au quotidien sur les habitants, et principalement les jeunes, des quartiers populaires et périphériques. En écho, on observe au sein de la presse lors du « traitement » de ces émeutes, une diversification du panel interprétatif pouvant conduire, pour un temps, à des renversements de propos, lorsque les problématiques de « justice » et de « discrimination » sont dotées d'une légitimité comparable à celles, plus classiques et généralement dominantes, du « désordre » et de la « menace ».

Cependant, à mesure que les échéances électorales de 2002 approchent, le raidissement et les contradictions internes des politiques du gouvernement de gauche conduisent à sa progressive déprise sur les cadres interprétatifs, sous les coups à la fois de nombreuses campagnes d'opposition et d'un emballement médiatique. En effet, alors qu'une approche « républicaine » de la sûreté collective et d'une sécurité de « proximité » supposait la prise en compte de la complexité des situations et des acteurs, le discours gouvernemental devient contradictoire : la mise en place jacobine de la loi de réduction du temps de travail à 35 heures fait en effet penser au Premier ministre Lionel Jospin qu'en réduisant les chiffres du chômage il réduirait d'autant la délinquance, de sorte que cette dernière ne ressorte plus selon lui des « excuses sociologiques » que sont ses dimensions sociales et symboliques mais de la seule sévérité policière. Ce faisant, il mettait en porte-à-faux une organisation policière à qui il avait été demandé au contraire de mieux intégrer son action à la complexité des situations locales et à la diversité des acteurs. L'année 2001 marque le moment du basculement dans une rhétorique ultra sécuritaire qui n'empêchera pas l'élimination de Lionel Jospin lors de l'élection présidentielle de 2002 au profit du candidat d'extrême droite. Ce sont les policiers eux-mêmes qui incitent à ce basculement en descendant massivement dans la rue pour protester à la fois contre des réformes de la justice qu'ils estiment laxistes et contre le manque de moyens répressifs dû à la mise en place de la police de proximité. L'entrée en campagne de la droite sur ce thème en une dramatisation empruntée à l'extrême droite (qui n'a ainsi pas eu besoin de faire campagne) impose comme cadre interprétatif politique dominant celui d'une demande proprement réactionnaire de « retour à l'ordre » de la part d'une population qui se sent menacée au sein d'une société de plus en plus ouverte, en changement, et multiculturelle. Le gouvernement de gauche surenchérissant pour sa part (en vain) sur les orientations les plus sécuritaires de ses politiques publiques, toutes les conditions étaient réunies lors de la campagne présidentielle de 2002 pour un emballement médiatique sécuritaire sans précédent, où c'est dorénavant l'information télévisée plus que la presse écrite qui configure les termes du débat public.

Dans l'information télévisée

Au Brésil : un intérêt partagé pour la mise en scène spectaculaire du bien et du mal

A la différence de la France où la télévision est longtemps restée sous le contrôle direct de l'Etat et d'une idéologie « populicultrice » jacobine, la télévision brésilienne s'est construite sur un lien direct entre les programmes et un « grand public » très populaire. De ce point de vue, la chaîne Globo, longtemps en situation de quasi-monopole, a pu se constituer, à l'image des trois grands networks aux Etats-unis, comme l'acteur central de l'unification nationale et culturelle d'une population en voie d'entrée rapide dans la modernité et la modernisation. La manière qu'a Globo de traiter les questions de violence reflète cet équilibre entre un point de vue quasi-institutionnel qui se veut l'interlocuteur direct des dirigeants politiques du pays, et le souci de prise en compte des préoccupations et des imaginaires d'un public populaire. C'est ainsi que d'un côté les présentateurs vedettes du très sérieux « Jornal Nacional » adoptent un ton neutre de « professionnels » pour présenter des reportages très courts et factuels dont certains seulement sont consacrés à la criminalité, et dont l'angle de traitement va souvent au-delà du simple fait divers : on relate par exemple la venue d'experts américains sur le terrain pour des conseils de lutte contre la criminalité dans les favelas, ou bien une affaire de corruption dans la police fédérale. D'un autre côté, l'émission hebdomadaire « Linha Direta » est directement inspirée de l'émission américaine « America's Most Wanted ». Un animateur sobre y présente des affaires criminelles en cours à travers des reconstitutions hyperréalistes, filmées comme des fictions et entrecoupées de témoignages d'amis et parents de la victime, pour ensuite lancer un appel à recherche du coupable présumé en présentant son nom et sa photo (la télévision française avait elle-même proposé ce genre d'émission en 1993 sous le titre « Témoin n° 1 », mais avait dû rapidement la déprogrammer à la suite d'une controverse politique intense et le rappel à l'ordre déontologique par le CSA). Soulignons cependant que le maintien de Globo comme chaîne leader tient moins à ce type de programme relativement marginal qu'au succès toujours reconduit de ses nombreuses telenovelas.

Face à l'hégémonie de Globo, les autres chaînes de télévision n'ont d'autre choix que la contre programmation, c'est-à-dire l'exploitation de genres télévisuels ou d'orientation éditoriale délaissés ou peu traités par Globo. C'est sans doute la raison pour laquelle les chaînes Record, SBT et Bandeirantes se sont engagées dans une surenchère en matière de dramatisation spectaculaire des affaires de violence. La chaîne SBT avait été pionnière dans le genre avec l'émission « Aqui e agora », mais c'est dorénavant la chaîne Record (troisième en audience après Globo et SBT) qui en fait sa spécialité. Elle propose tous les jours en fin d'après-midi, en contre programmation des telenovelas de Globo (mais pour une audience bien plus faible de 7% contre 30% à Globo), une longue émission en direct intitulée « Cidade Alerta » inspirée de l'émission américaine « Cops ». Animée par un présentateur ayant des accents de prédicateur évangéliste (Record est la propriété depuis 1991 de l'Eglise universelle du royaume de Dieu, interdite comme secte en France), l'émission se présente comme un œil traquant le crime et montrant sa répression par la police militaire. Mettant la police à son avantage (police militaire et brigade des stupéfiants), l'émission, prévenue par les policiers d'une opération ou à l'écoute de leur fréquence radio, accompagne la police sur place, le plus souvent dans une favela, au plus près de l'action. Dans ces séquences enregistrées pendant la journée dans tout le pays (une soixantaine, dont certaines seulement seront diffusées), on voit les convois de véhicules de la police militaire, l'assaut ou la poursuite des bandits, qui sont ensuite présentés à la caméra, ainsi que les prises (drogues, armes), soigneusement mises en scène. Les journalistes interrogent tout le monde : riverains, témoins, prisonniers menottés, policiers victorieux. L'autre méthode est plus radicale : l'émission dispose d'un hélicoptère et de plusieurs voitures à liaisons satellites pour le direct, qui tournent dans la ville de São Paulo tous les soirs, pilotés par une régie qui est sur écoute des fréquences radio de la police et des pompiers, une régie également informée en direct par des téléspectateurs qui signalent tel ou tel événement. En quelques instants, l'hélicoptère est sur place, éclairant et filmant les descentes de police, jusqu'à ce qu'un/une jeune reporter rendu/e sur place ne fasse un commentaire en interrogeant les protagonistes. L'animateur lance ou clôt chaque séquence enregistrée ou chaque direct à São Paulo par un commentaire vigoureusement dénonciateur du crime. A la suite de « Cidade Alerta », la chaîne Record propose un long journal télévisé présenté par un journaliste qui n'hésite pas à donner son avis de façon directe. Ce journal ouvre le plus souvent sur des faits divers, avec une mise en image très proche de celle de « Cidade Alerta » : arrestation à Rio de trafiquants de drogue, grève des gardiens de prison à Porto Alegre, etc. (ces deux émissions, « Cidade Alerta » et « Jornal da Record » sont celles qui procurent le plus d'audience à la chaîne Record, qui reste cependant toujours bien en deçà de celle de Globo).

Les deux autres chaînes outsiders proposent le même type d'émission et de journal, mais avec des moyens et des formats plus réduits. La chaîne SBT (deuxième en audience) propose chaque jour une rubrique d'information (« Noticias ») intitulée « Tolerância zero ». Selon le même principe, on voit des descentes de police dans les favelas ou dans des quartiers populaires, puis la mise en scène par la police de la présentation des bandits menottés et des prises (armes, drogue). La chaîne Bandeirantes propose à 18 heures, en concurrence directe avec « Cidade Alerta », une émission quotidienne de même type, mais sans les séquences en direct (et sans hélicoptère), intitulée « Brasil urgente », avec le même dispositif de présentation.

La multiplication de ces émissions et leur succès populaire au Brésil (surtout dans la région de Sao Paulo, siège de Record et lieu d'action de son hélicoptère) appelle sans doute plusieurs registres explicatifs. S'agissant de Globo, on peut voir dans l'émission « Linha Direta » le souci qu'a la chaîne d'apparaître comme celle qui prend en charge la défense du bien public dans un contexte institutionnel notoirement défaillant. Ainsi, en faisant appel directement à l'intervention de ses téléspectateurs dans la lutte contre le crime, Globo fait l'économie d'une réflexion sur les médiations institutionnelles en matière de police et de justice tout en confrontant ces dernières à une réalité criminelle préoccupante en démocratie - c'est d'ailleurs ce point de vue qui conduira Globo à engager une campagne d'envergure pour transformer en scandale politique et institutionnel l'assassinat d'un de ses journalistes à Rio par un gang des favelas. Le raisonnement semble alors être le suivant : il existe de fait une violence importante et très préoccupante au Brésil, cette violence est dramatisée par la télévision, mais au fond c'est parce que les pouvoirs publics sont incapables de lutter efficacement contre cette violence et ses dérives « à la colombienne ». D'où l'ambiguïté de telles émissions : elles attirent l'attention publique sur des violences inacceptables tout en les transformant en spectacle.

Pour les autres chaînes, la question se pose davantage en termes d'audience : il s'agit moins d'apparaître comme une « institution » capable d'interpeller celles qui font défaut, que d'apparaître comme le représentant indigné et entreprenant d'un public faisant de la police son alliée vengeresse. Ce type de discours présente toutes les caractéristiques d'une « panique morale » entretenue par les formes narratives, scéniques et audio-visuelles de ces émissions, conduisant à extraire les questions de violence de leur contexte social et des liens avec la désorganisation et la corruption des institutions, conduisant ainsi les chaînes de télévision à faire une campagne quasi-quotidienne (relayant très largement le discours de la police et des représentants politiques les plus conservateurs) en faveur de la peine de mort, de la réduction de l'âge de responsabilité pénale pour les mineurs et de la disqualification comme « laxiste » de toute condamnation de la violence policière par une approche en termes de droits de l'Homme. Il existerait ainsi des intérêts convergents pour qu'une telle culture de la « panique morale » et de la peur du crime soit si prégnante à la télévision brésilienne. D'un côté, les médias développent une mise en scène de la violence qui la dramatise, qui participe de la stigmatisation des favelas et qui alimente les préjugés de la classe moyenne contre les milieux populaires (alors que sans ces milieux populaires les classes moyennes, surtout à Rio, ne pourraient pas se procurer les stupéfiants qu'elles consomment). Ces représentations vont dans le sens d'une collusion entre les partis de droite, les médias et les classes supérieures (qui sont représentés et tenus par les mêmes grandes familles). Elles vont aussi dans le sens des stratégies marketing de la programmation qui cherchent à produire de l'audience pour attirer les annonceurs.

Ces émissions sont réalisées par des journalistes de télévision qui sont souvent jeunes, sans qualification, sans formation, qui sur les questions de violence ne savent souvent pas de quoi ils parlent mais vouent un culte à la « forme » reportage consistant à parler en direct et sur place (micro à la main et face caméra) de « faits » dont la seule source est la police tout à sa « lutte contre le crime ». Un discours stéréotypé bien évidemment alimenté par des officiers de police dont l'intérêt promotionnel de tel reportage est à la fois personnel, corporatiste et souvent politique (c'est-à-dire en faveur des politiques autoritaristes de la plupart des gouverneurs des Etats fédérés37). Pour les télévisions, l'avantage est double. D'un côté ces émissions « réalistes », fondées sur la vérité des « faits », font la démonstration auprès du public du souci de ces télévisions de l'intérêt général : dire la vérité sur le crime, c'est valider l'idée d'une crédibilité générale des propos de ces télévisions sur tous les autres sujets, y compris en politique. Du côté du public le plus populaire, on peut enfin faire l'hypothèse que ces émissions combinent au moins deux motifs de popularité. D'abord une morale du bien et du mal très proche des prêches évangélistes (la collusion est explicite pour la chaîne Record) ; ensuite une mise en scène « réaliste » très proche de la plupart des films d'action américains et des telenovelas diffusées par ailleurs ; enfin le support d'une peur réelle des classes moyennes les plus modestes et les plus exposées à la violence des favelas qui jouxtent leurs habitations. Il semble ainsi que la collusion entre les intérêts spectaculaires de la télévision commerciale populaire et les intérêts politiques des dirigeants populistes laisse peu de possibilités à d'autres formes de traitement médiatique de la violence.

En France : constance d'une illustration de la « vérité » politique

Tandis qu'au Brésil l'information télévisée sur la violence est saisie avant tout par les logiques propres du média (concurrence institutionnelle avec le système politique et dynamiques du spectaculaire), l'information télévisée française semble au contraire toute entière sous l'emprise des catégories du système politique dont elle ne serait que l'illustration des rhétoriques dominantes successives.

Jusqu'au milieu des années 1980, l'information télévisée était formellement sous le contrôle direct du gouvernement en raison du monopole public de la télévision. Sans empêcher une certaine autonomie journalistique dans les magazines de reportage, cela a été fondateur d'une extrême sensibilité du journal télévisé aux rhétoriques politiques majoritaires. Aussi, lors de l'avènement d'un gouvernement de gauche en 1981, on a vu l'information télévisée passer d'une rhétorique inquiète de « l'insécurité » liée aux grands ensembles à la rhétorique volontariste de « l'intégration » des immigrés et de leurs enfants38. Cependant, un double mouvement va conduire à des formes de plus en plus « médiatiques » et spectaculaires d'information télévisée à partir de la fin des années 1980 et au début des années 1990. D'un côté, la multiplication de formes inédites et spectaculaires de violences urbaines avec les mises à feu de voitures, de poubelles, de bâtiments et les émeutes consécutives à des bavures policières ou à des crimes racistes. De l'autre, l'autonomisation du journalisme télévisuel (création de La 5 et de M6, privatisation de TF1, indépendance rédactionnelle des chaînes publiques avec la création du CSA), qui fait l'apprentissage, au nom de l'« objectivité des images », des effets de sidération des aspects les plus spectaculaires de ces violences39, allant même jusqu'à trouver, parmi leurs jeunes acteurs (qui ne mettent pas longtemps à comprendre comment « manipuler les médias »), des complaisances de mise en scène40.

Cette montée en puissance de la presse télévisuelle va contribuer à une redéfinition plus générale des violences moins comme un problème à résoudre que comme une menace à endiguer en raison de la puissance symbolique des images de violence (voitures en flammes, émeutiers cagoulés) faisant irruption dans la sphère publique et l'espace domestique propre à la réception de la télévision. Dans un contexte politique d'instrumentalisation de l'insécurité entre la gauche et la droite tout au long des années 1990, la presse télévisuelle participe pleinement à la mise en scène de l'insécurité et des violences urbaines en raison de la dimension spectaculaire des images de violence, de l'expression du vécu de l'insécurité et des interventions policières, et d'amalgames récurrents entre Islam, islamisme, violences urbaines, jeunes descendants d'immigrés, et terrorisme. Et ceci d'autant plus qu'à l'inverse de la presse quotidienne nationale, ce ne sont pas des journalistes spécialisés et expérimentés qui « couvrent » ce type « d'événements », mais de jeunes journalistes débutants, envoyés dans des conditions difficiles et dans des contextes hostiles où ils sont pris pour cible, contribuant ainsi au renforcement de clichés et de stéréotypes. Signe de l'intensité des « conflits de définitions » dont la télévision est désormais le site, l'extrême réversibilité de ses représentations dans les magazines d'information et de débat41 : tantôt extrêmement alarmistes, tantôt valorisant les aspects « positifs » des banlieues. Une réversibilité sans doute à mettre en rapport avec les tensions internes aux gouvernements de cette période, entre le ministère de l'Intérieur et le tout nouveau « ministère de la Ville » et leur compétition comme « source légitime » d'information auprès des journalistes.

Quoi qu'il en soit, « l'effet de réel » de l'image télévisée semble fédérer dorénavant à la fois les acteurs politiques qui mettent en œuvre des stratégies de communication sur le thème de « l'insécurité » et les journalistes de télévision qui trouvent là matière à illustrer par des « faits » ces rhétoriques. De sorte qu'à la différence du Brésil, les images spectaculaires de violence ne sont pas le fait d'émissions spécialisées marquées par une esthétisation dramatisante explicite, mais de reportages, de magazines, ou de journaux télévisés marqués au contraire par la rhétorique « objectiviste » des journalistes. Cette convergence de point de vue entre acteurs politiques et journalistes de la télévision a trouvé tout particulièrement à s'exprimer lors de l'emballement médiatique à propos des thématiques sécuritaires de la campagne présidentielle de 2002. On a pu y observer l'illustration de ce double effet d'agenda et de cadrage dont la presse télévisuelle française semble coutumière, pour laquelle un événement apparaît d'autant plus pertinent aux journalistes qu'il est en phase avec la rhétorique politique du moment. En effet, avant le premier tour, la campagne portait pour l'essentiel sur l'insécurité liée à la délinquance, et les journalistes de télévision se sont « emballés » jusqu'à consacrer de nombreux reportages dramatisants et compatissants à une somme de faits divers - comme celle de l'agression d'un retraité à Orléans qui en d'autres temps n'aurait pas été traitée ainsi - allant même jusqu'à illustrer par ailleurs la thèse de la mort héroïque d'un père de famille à Evreux défendant son fils contre un racket, alors que l'affaire était d'une autre nature. Mais ces deux événements avaient été constitués par l'opposition de droite comme les symboles spectaculaires du laxisme sécuritaire du gouvernement de gauche, et « l'effet d'agenda » politique l'a emporté sur l'autonomie des journalistes.

Dès la fin du second tour et la victoire de la droite, le nouveau gouvernement a effectué un double déplacement d'agenda politique, immédiatement accompagné par l'agenda journalistique : tout d'abord il n'était plus question de parler « d'insécurité urbaine » mais de « sécurité », et les faits divers dramatiques ont laissé place dans les médias à la mise en scène de l'efficacité retrouvée de la police ; c'est ensuite « l'insécurité routière » qui a été mise en avant et largement illustrée par les médias alors que depuis plus de vingt ans les associations de victimes de la route n'étaient jamais parvenues à faire accéder leur cause à un tel niveau de publicité. C'est ainsi qu'en 2004, l'omniprésence du ministre de l'Intérieur sur le terrain policier et dans le jeu politique a eu des effets de cadrage spectaculaires sur le traitement médiatique de la sécurité : la réalité sociale n'était plus faite désormais que des succès de la police et des nouveaux pouvoirs répressifs dont elle disposait, au point qu'une notion comme celle de « violences urbaines » qui avait structuré le débat politique et médiatique des années 1990 quant à la dimension à la fois sociale, politique et criminelle des banlieues populaires a totalement disparu - elle supposait en effet que quelque chose résiste à l'ordre social imposé par les rapports sociaux d'exclusion et les discriminations racistes, autrement dit qu'il existe autre chose dans la réalité sociale et médiatique de la France contemporaine que les stratégies de communication de la police et de son ministre.

Une dislocation indépassable ?

La forme à travers laquelle se construit le débat public (comme mise en relation des journalistes avec leur public - constitué en opinion publique, et des journalistes avec leurs sources - constituées en acteurs d'une arène publique42) détermine en partie l'éclatement du sens à l'œuvre dans le débat public auquel nous sommes périodiquement confrontés. Mais ce travail du sens est aussi redevable (dans un champ de débats déterminé - par exemple, le débat sur la violence) de la consistance plus ou moins grande d'actions capables d'y apporter de la lisibilité et d'être relayées, pour leur sens propre, directement à l'intérieur de l'espace médiatique. Autrement dit, la lisibilité de la vie sociale est plus grande lorsqu'elle repose sur des bases sociales de production du sens, autonomes et extérieures au champ médiatique ; inversement, son opacité s'accroît lorsque ce processus s'hétéronomise et que la construction du sens repose sur le travail des journalistes, à partir de la relation que ces derniers entretiennent avec leur public et leurs sources. Cette variation observable dans les conditions de production du sens s'explique d'un côté par les rythmes du changement qui brouillent les catégories de lisibilité de la vie sociale ; de l'autre, par l'existence permanente d'un appareil médiatique et journalistique pour lequel la production du sens constitue un impératif dans la relation au public43.

Alors que la presse écrite, à des rythmes variés certes, a dans l'ensemble accompli (ou est en voie d'accomplir) sa mutation sous l'impact des médias électroniques de masse, les journalistes s'interrogent sur le sens de leur travail. Depuis plusieurs années, des forums de débat - revues spécialisées, sites Internet - consacrés au métier se sont multipliés au Brésil, de même que les émissions de télévision ou les livres signés par des journalistes en France. Derrière cette réflexivité qui dure, s'exprime davantage le désenchantement quant aux tenants et aux aboutissants du changement subi, et la nostalgie de ce qu'a été le journalisme par le passé, qu'une redéfinition en bonne et due forme des termes de l'exercice de leur activité. Si la percée des stratégies de marketing a garanti à bon nombre de journaux de la presse écrite un lectorat stable, voire en croissance soutenue et, par conséquent, une plus grande autonomie supposée du projet journalistique, elles ne leur ont pas apporté des réponses de fond quant au contenu même du projet. Nombreux sont ceux qui dénoncent « l'excès d'autonomie » des journalistes, leur perte de critères et de toute hiérarchie de valeurs leur permettant d'exercer de façon raisonnée leur mission critique. Cette crise traduit l'échec d'un projet pour le moins peu modeste, visant à faire reposer sur les professionnels de la presse la tâche d'apporter de la lisibilité à la vie sociale, alors même que leur travail est principalement tourné vers un lieu faible de la production du sens : leur public, constitué en opinion publique.

Pour ne prendre que le cas de la France - l'observation des effets d'agenda et de cadrage du débat politique sur la variation et la réversibilité du traitement journalistique de la violence conduit à poser une question : si, comme le fait la sociologie du travail, on caractérise une profession par la capacité d'un groupe à définir de façon relativement autonome le propre d'une activité dont il aurait le monopole (comme c'est le cas pour les médecins), alors le journalisme en France n'apparaît pas comme une profession tant la production de l'information est perméable aux effets d'agenda et de cadrage des acteurs et des sources, sans que les journalistes soient constitués pour autant comme un collectif capable de défendre leur autonomie. Autrement dit, et contrairement à ce que soutenait Pierre Bourdieu44, ce n'est pas l'emprise du journalisme que doit craindre la démocratie, mais bien plutôt sa déprise.

Sujet particulièrement prégnant du point de vue de la relation entre les médias et l'opinion publique, le débat sur la violence se prête bien à l'esthétisation - comme le rappelle Yves Michaud - en mettant en jeu des perceptions sensorielles, des sentiments, des émotions, et en éclatant ainsi les cadres rationnels de réflexion sur la vie sociale. Il devient par là un enjeu fondamental de la scène médiatique contemporaine et un quasi idéal-type du fonctionnement des médias de masse. La violence est à la mesure de la condition humaine : elle traduit notre absence de maîtrise sur notre propre existence, sur notre avenir immédiat, sur la vie et sur la mort. La violence est le miroir de nos peurs : elle est donc en principe un lieu faible de production du sens et du débat public. Son importance dans le débat n'est pas proportionnelle à l'intensité de la violence vécue mais au degré plus ou moins élevé de lisibilité des conflits sociaux, ou au sens social qu'éventuellement imprègne certains actes de violence.

Notes

 

1Cet article est issu d'une recherche sur des quotidiens de Rio (O Globo, Jornal do Brasil et O Dia) et de São Paulo (Folha de SPaulo et O Estado de SPaulo) menée par Angelina Peralva assistée de Maria Aparecida Lealdini Tedrus, avec le soutien brésilien du CNPQ (Conseil National pour la Recherche)Les considérations sur les émissions de télévision consacrées au traitement journalistique de la violence urbaine s'appuient sur une recherche d'Eric Macé avec le soutien du Núcleo de Estudos da Violência de l'Université de São Paulo, dans le cadre des accords de coopération CAPES-COFECUB liant le NEV-USP et le CADISA une exception près, nous avons délibérément choisi de ne pas citer les noms des journalistes interviewésCe texte reprend aussi certains éléments d'analyse développés dans notre livre Médias et violences urbainesDébats politiques et traitement journalistique, Paris, La Documentation française, 2002.

2Pour l'analyse de la violence brésilienne, voir Peralva A., Violence et démocratieLe paradoxe brésilienParis, Balland, 2001 ; « Violence urbaine, démocratie et changement culturel », in Wieviorka M., (dir.), « Un nouveau paradigme de la violence ? », Cultures & Conflits, n°29-30, printemps-été 1998, pp395-468Sur la France, voir Wieviorka M(dir.), Violence en France, Paris, Seuil, 1999.

3Voir Herz D., A história secreta da Rede Globo, São Paulo, Ortiz, 1991 ; voir également Borelli S.H.Set Priolli G(dir), A Deusa Ferida, São Paulo, Summus, 2000.

4En 1984, une grande mobilisation populaire a exigé que les présidentielles de l'année suivante, lors desquelles un président civil a été élu, aient lieu par scrutin direct ; cette motion n'a pas été approuvée au Congrès national.

5« Le nombre d'abonnés est passé de 116 960 au 30 avril 1984 à 206 135 le 19 février 1987, une augmentation de 78,85%En 1985, la Folha détenait 18,7% de parts du marché publicitaire des quotidiens de São Paulo ; en 1986, sa participation est montée à 21,2% en raison d'un accroissement absolu de 75% de l'espace vendu entre une année et l'autre »Voir Silva C.E.L., Mil dias, São Paulo, ECA-USP, 1987.

6Voir Frias Filho O., « Vampiros de papel », Folhetim, 5 août 1984.

7Ibid.

8Ibid.

9. Voir de Seguin des Hons A., Le Brésil : presse et histoire1930-1985, Paris, L'Harmattan, 1985.

10Entretien avec Otavio Frias Filho, février 1998.

11. Vente d'encyclopédies ou de dictionnaires par fascicules, dans le corps du journal.

12Entretien avec Otavio Frias Filho, opcit.

13Ibid.

14Ibid.

15. Padioleau J.-G., Le Monde et le Washington Post, Paris, PUF, 1985.

16. Charon J.-M., La presse en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1991.

17Albert P., La presse française, Paris, La documentation française, 1998.

18. Mercier A., Le journal télévisé, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1996.

19. Bourdon J., Haute fidélité : pouvoir et télévision1935 - 1994, Paris, Seuil, 1994.

20. Champagne P., Faire l'opinion, le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990.

21Lemieux C., Mauvaise presseUne sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000.

22. Bourdieu P., Sur la télévisionL'emprise du journalisme, Paris, Liber, 1996.

23Leur adoption par Le Monde constitue un tournant important.

24De Seguin des Hons A., opcit., p23.

25. Fischer R.M., O Direito da População à Segurança, Petrópolis, Vozes/CEDEC, 1985.

26. Peralva A., opcit., 2001.

27Voir note 1.

28. Voir note 1.

29Ibid

30Ibid.

31. Bachmann C., Basier L., Mise en images d'une banlieue ordinaire, Paris, Syros, 1989.

32. Bonnafous S., L'immigration prise aux motsParis, Kimé, 1991.

33. Dubet F., Lapeyronnie D., Les quartiers d'exil, Paris, Seuil, 1992.

34. Macé E., « Les violences dites 'urbaines' et la villeDu désordre public au conflit dans l'espace public », Les Annales de la recherche urbaine, n° 83-84, 1999, pp59-64.

35Collovald A., « Violence et délinquance dans la presse », in Bailleau F., Gorgeon C., Prévention et sécurité : vers un nouvel ordre social ?, Paris, Les Editions de la DIV, 2000, pp39-53.

36Peralva Aet Macé E., opcit., 2002.

37Ces derniers détiennent, pour l'essentiel, toutes les responsabilités en matière de sécurité publique.

38Boyer H., Lochard G., Scènes de télévision en banlieue, 1950-1994, Paris, L'Harmattan-INA, 1998.

39Champagne P., « La construction médiatique des malaises sociaux », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 90, 1991, pp64-75..

40. Sanchez-Jankowski M., « Les gangs et la presseLa production d'un mythe national », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 101/102, 1994, pp101-117.

41Boyer H., Lochard G., opcit., 1998.

42. Bosk C., Hilgartner S., « The Rise and Fall of Social Problems : a Public Arena Model » American Journal of Sociology, 94, 1, 1988, pp53-78

43« S'il existe une quelconque visée moins frivole dans la curiosité qui soude la solidarité d'intérêts entre la presse et le public - ce rapport de marketing - c'est la soif de sens », Frias Filho O., « Vampiros de papel », opcit

44Bourdieu P., opcit., 1996.